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Histoire d’un paysan.

forêts, Hubert Perrin, maître de la poste aux chevaux de Héming ; et cinquante autres, qui ne seraient jamais rien devenus sans la Révolution.

Avant 89, le fils du cordonnier restait cordonnier, le fils du bûcheron restait bûcheron, on ne sortait pas de sa classe. Au bout de trente ou quarante ans, On vous retrouvait à la même place, faisant la même chose, un peu plus gros, un peu plus maigre, voilà tout ! Mais aujourd’hui, on peut s’élever par son courage et son bon sens, il ne faut jamais désespérer de rien, le fils d’un simple paysan, pourvu qu’il ait du talent et de la conduite, peut arriver à gouverner la France.

Louons donc le Seigneur de nous avoir éclairés de ses lumières, et réjouissons-nous de ce beau changement.

Pour en revenir à mes anciens camarades d’école, maintenant ils sont tous partis. L’année dernière nous ne restions plus que deux : Joseph Broussousse, chapelier à Phalsbourg, et moi. Quand j’allais acheter un chapeau de paille, au printemps, le gros Broussousse reconnaissait ma voix ; il arrivait toujours en traînant la jambe et criant :

« Hé ! c’est Michel Bastien ! »

Il fallait absolument passer dans l’arrière-boutique et vider ensemble une bouteille de son vieux bourgogne. Et Broussousse, à la fin, en me reconduisant, ne manquait pas de dire :

« Allons… allons… ça marche encore, Michel ! Mais, attention !… Lorsque je prendrai mon passe-port, tu pourras faire viser le tien. Ha ! ha ! ha ! »

Il riait.

Pauvre Broussousse ! L’automne dernier, il a fallu le conduire derrière la bascule. Et malgré tout ce qu’il me disait, je ne veux pas faire viser mon passe-port. Non ! il faut d’abord que cette histoire soit finie, et puis j’inventerai encore autre chose pour attendre. Ne nous pressons pas, il est toujours temps de lever le pied.

Enfin c’est chez M. Christophe que j’ai connu tous ces vieux amis, et bien d’autres dont les noms me reviendront peut-être plus tard. — Sur le coup de huit heures, ils arrivaient tous à la file en criant :

« Bonjour, monsieur Christophe ! Bonjour, monsieur Christophe ! »

Il n’était pas encore là, et l’on criait tout de même. On se serrait autour du poêle, on riait, on se poussait. Mais à peine les grands pas de M. le curé se faisaient-ils entendre dans l’allée, que tout se taisait. Chacun allait se mettre sur son banc, la croisette sur les genoux et le nez dessus, sans souffler. Car, pour dire la vérité, M. Christophe n’aimait pas le bruit ni les

disputes ; je me rappelle l’avoir vu plus d’une fois, pendant la classe, lorsqu’on se donnait des coups de coude, se lever tranquillement, vous tirer du banc par le collet, et vous jeter dehors comme de petits chats.

On n’avait plus envie de recommencer, et même on tremblait dans sa peau, lorsqu’il vous regardait de travers.

M. le curé arrivait donc ; il regardait, debout sur la porte, si tout était en ordre. On entendait bourdonner le feu ; rien ne bougeait ! Puis il montait dans sa chaire, en nous criant : « Allez ! » et tous ensemble nous chantions le B A, BA. Cela durait longtemps ; à la fin, M. le curé nous criait : « Halte ! » et l’on se taisait.

Alors il nous appelait chacun à notre tour :

« Jacques ! Michel ! Nicolas ! arrive !… »

On s’approchait, le bonnet à la main :

« Qui vous a créés et mis au monde ?

— C’est Dieu.

— Pourquoi Dieu vous a-t-il créés et mis au monde ?

— Pour l’adorer, pour l’aimer, pour le servir, et par ce moyen obtenir la vie éternelle. »

C’était un bon moyen de nous instruire ; rien que d’avoir entendu répondre les autres, je savais au bout de trois mois presque tout mon catéchisme.

Il nous faisait aussi réciter le livret par demandes et par réponses ; et puis il avait l’habitude, vers onze heures, de passer derrière les bancs et de se pencher pour reconnaître si vous étudiiez ; quand on épelait bas, il vous pinçait doucement l’oreille, en disant :

« C’est bien… ça marchera ! »

Chaque fois qu’il me disait cela, Je ne respirais plus, mes yeux se troublaient de contentement. Une fois même il me dit :

« Tu préviendras maître Jean Leroux que je suis content de toi. Tu m’entends ? Je te donne cette commission. »

Ce jour-là le maire de la ville, les échevins, le gouverneur lui-même, n’auraient pas été mes cousins ; et pourtant je ne dis rien à maître Jean, pour ne pas tomber dans le péché d’orgueil.

Au commencement du mois de mars, je savais lire. Malheureusement maître Jean ne pouvait pas me nourrir à ne rien faire toute l’année, et quand le printemps revint, au lieu de continuer d’aller à l’école, il fallut retourner à la pâture. Mais j’avais toujours le catéchisme dans mon Sac, et pendant que mes chèvres grimpaient sur les rochers, moi, tranquillement assis dans une touffe de bruyères, à l’ombre d’un hêtre ou d’un chêne, je repassais ce que