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Histoire d’un paysan.

— Ah ! bon !… Alors c’est pour la semaine prochaine.

— Oui, lundi prochain nous commencerons.

— Tu devrais bien prendre ce garçon-là, dit le parrain en me montrant ; c’est mon filleul, le fils de Jean-Pierre Bastien. Je suis sûr qu’il apprendrait de bon cœur. »

En entendant cela, je devins tout rouge de plaisir, car je désirais depuis longtemps d’aller à l’école.

M. Christophe s’était retourné de mon côté.

« Voyons, fit-il en posant sa grosse main sur ma tête, regarde-moi. »

Je le regardai les yeux troubles.

« Comment t’appelles-tu ?

— Michel, monsieur le curé.

— Eh bien ! Michel, tu seras le bienvenu. La porte de mon école est ouverte pour tout le monde ; plus il vient d’écoliers, plus je suis content !…

— À la bonne heure, s’écria Chauvel, voilà ce qui s’appelle parler ! »

Et maître Jean, levant son verre, porta la santé de son ami Christophe.

Ceux qui vont aujourd’hui tranquillement à l’école de leur village, et qui reçoivent en quelque sorte pour rien les leçons d’un homme instruit, honnête et très-souvent capable de remplir une meilleure place, ceux-là ne se figurent pas combien d’autres, avant la Révolution, auraient envié leur sort. Ils ne se figurent pas non plus la joie d’un pauvre garçon comme moi, lorsque M. le curé voulut bien me recevoir, et que je me dis :

« Tu sauras lire, écrire ; tu ne vivras pas dans l’ignorance, comme tes pauvres parents !…

Non, ces choses il faut les avoir senties ; il faut avoir vécu dans un temps pareil. Aussi les malheureux qui ne profitent pas d’un si grand bienfait sont bien à plaindre ; ils sauront un jour ce que c’est de traverser la vie au dur service des autres ; ils auront le temps de se repentir. Moi, j’étais en quelque sorte ébloui de mon bonheur ; j’aurais voulu courir à la maison, prévenir mon père et ma mère de ce qui m’arrivait ; je ne tenais plus en place !

Tout ce qui me revient encore de ce jour, c’est qu’après l’omelette, la mère Catherine apporta les pommes de terre dans une corbeille. Elles étaient cuites à l’eau, blanches, les pelures crevées ; la farine en tombait, et M. Christophe demandait en se penchant :

« Qu’est-ce que c’est, Jean ? D’où cela vient-il ? »

Le parrain nous ayant dit d’en goûter, on trouva ces racines tellement bonnes, que toute la table disait :

« Nous n’avons jamais rien mangé d’aussi bon ! »

M. le curé apprenant que c’étaient là justement ces racines dont tout le pays s’était moqué, et qu’un quart d’arpent allait en donner au moins quinze sacs, ne voulait pas le croire :

« Ce serait trop beau, disait-il ; ce n’est pas possible ! »

Et comme, à force de manger et de nous extasier, cela ne glissait plus, la mère Catherine vida un grand pot de lait dans une écuelle, pour nous aider. Alors les bras ne faisaient plus qu’aller et venir ; tellement qu’à la fin M. Christophe dit, en posant sa cuillère sur la table :

« C’est assez, Jean, c’est assez ! On serait capable de se faire du mal : c’est trop bon !…

Nous pensions tous comme lui.

Avant de partir, M. le curé voulut voir notre enclos. Il se fit expliquer la manière de cultiver les racines du Hanovre ; et quand Chauvel lui dit qu’elles venaient encore mieux dans les terrains sablonneux des montagnes, que dans les terres fortes de la plaine, il s’écria :

« Écoutez, Chauvel, en apportant ces pelures dans votre panier, et toi, Jean, en les plantant dans la terre, malgré les moqueries des capucins et des autres imbéciles, vous avez plus fait pour notre pays, que tous les moines des Trois-Evêchés depuis des siècles. Ces racines seront le pain des pauvres ! »

Il recommanda ensuite au parrain de lui conserver de la semence, disant qu’il voulait la mettre dans son jardin, pour donner l’exemple ; et qu’il fallait que dans deux ou trois ans, la moitié du finage de sa paroisse fût plantée de ces bonnes racines. Après quoi il partit pour Phalsbourg.

C’est ainsi que les pommes de terre sont venues dans notre pays. J’ai pensé que cela ferait plaisir aux paysans de l’apprendre.

L’année suivante, le parrain en mit dans son champ carré, sur la côte, et il en récolta plus de soixante sacs ; mais le bruit s’étant répandu qu’elles donnaient la lèpre, personne ne voulut en acheter, sauf Létumier, des Baraques, et deux laboureurs de la montagne. Heureusement, l’automne d’après, la nouvelle arriva dans les gazettes qu’un brave homme, nommé Parmentier, avait planté de ces racines aux environs de Paris, qu’ils les avait présentées au roi, et que Sa Majesté en avait mangé !… Alors tout le monde voulut en avoir, et maître Leroux, que la grande bêtise des gens avait fâché, leur vendit sa semence très-cher.