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Histoire d’un paysan.

le genre humain que le roi, les seigneurs et tous ceux qu’on élevait jusqu’aux nues, une idée pareille ne pouvait leur venir ; surtout à maître Jean, qui voyait principalement son profit dans la chose, sans pourtant oublier tout à fait le reste.

« Pourvu qu’elles aient seulement le goût des navets, disait-il, je n’en demande pas plus.

— Elles sont bien meilleures. On peut les manger de mille façons, répondit Chauvel. Vous devez bien penser que si je n’avais pas été sûr que la plante était bonne, utile pour vous et pour tout le monde, je n’aurais pas mis ces pelures dans mon panier, — il est assez lourd sans cela ! — et je ne vous aurais pas conseillé d’en planter dans votre enclos.

— Sans doute ! Mais on peut pourtant dire son mot. Moi, je suis comme saint Thomas, il faut que je voie, que je tâte, » dit maître Jean.

« Vous avez raison ! Mais vous tâterez… voici que Nicole dresse la table… ce ne sera pas long. »

Tout était prêt.

En ce temps les domestiques et le maître mangeaient ensemble, mais la servante et la femme du maître servaient ; elles ne s’asseyaient à table qu’après le repas.

Nous venions donc de nous asseoir, maître Jean et Chauvel contre le mur, d’un côté ; la petite Marguerite et moi de l’autre ; on allait manger, quand le parrain s’écria :

« Hé ! voici Christophe ! »

C’était M. Christophe Materne, curé de Lutzelbourg, un homme grand, roux et crépu, comme tous les Materne de la montagne. Le parrain l’avait vu passer devant nos fenêtres ; nous l’entendions déjà trépigner sur les marches dehors, pour détacher la glèbe de ses gros souliers ferrés, et presque aussitôt il entra, ses larges épaules en voûte sous la petite porte, le bréviaire sous le bras, son grand bâton de houx à la main, et le tricorne râpé sur sa grosse chevelure grisonnante.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il d’une voix terriblement forte, je vous retrouve encore ensemble, parpaillots !… Vous complotez bien sûr de rétablir l’Édit de Nantes ?

— Hé ! Christophe, tu arrives bien, lui répondit maître Jean tout Joyeux, assieds-toi… Regarde… je levais le couvercle de la soupière.

C’est bon, répondit le curé d’un air de bonne humeur, en accrochant son tricorne au mur et déposant son bâton près de l’horloge,

c’est bon… je te vois venir… tu veux m’apaiser ; mais cela ne va pas, Jean ! ce Chauvel te gâte ? il faut que je les signale au prévôt.

— Et qui fournira des Jean-Jacques à MM. les curés de la montagne ? fit Chauvel avec malice.

— Taisez-vous, mauvaise langue, répondit le curé, tous vos philosophes ne valent pas un verset de l’Évangile.

— Hé ! l’Évangile… s’écria le petit calviniste, nous n’avons jamais demandé que cela, nous autres !

— Oui… oui…, fit M. Materne, vous êtes de braves gens… nous les savons, Chauvel, mais nous connaissons aussi le dessous des cartes. »

Puis s’adressant à Marguerite et à moi, et passant sa grande jambe entre nous deux :

« Allons, mes enfants, dit-il avec douceur, faites-moi place. »

Nous nous serrions, repoussant nos assiettes à droite et à gauche. Enfin, M. le curé s’assit, et pendant qu’il mangeait sa soupe, moi sur le bout du banc, je le regardais du coin de l’œil, sans oser lever le nez de mon assiette, tellement Je lui trouvais l’air terrible, avec ses grands yeux gris, sa tête crépue et ses mains de géant !

C’était pourtant le meilleur des hommes que ce brave curé Christophe. Au leu de vivre tranquillement du produit de la dîme et de mettre quelque chose de côté pour ses vieux jours, comme beaucoup de ses confrères, il ne pensait qu’à travailler et à se dévouer pour les autres. En hiver, il tenait lui-même l’école de son village ; et, pendant les beaux jours, quand les enfants conduisaient les bêtes à la pâture, il taillait du matin au soir, dans la pierre ou le vieux chêne, des images de saints et de saintes pour les paroisses qui n’avaient pas le moyen d’en acheter. On lui amenait le morceau de bois ou le bloc de pierre, et il vous renvoyait le saint Jean, la sainte Vierge ou le Père éternel.

Maître Jean et M. Materne étaient du même village ; c’étaient deux vieux amis, ils s’aimaient bien.

« Hé ! dis donc, Christophe, s’écria tout à coup le parrain, qui venait d’achever sa soupe, est-ce que tu recommenceras bientôt ton école ?

— Oui, Jean, la semaine prochaine, répondit M. le curé. C’est même pour cela que je suis en route ; je vais à Phalsbourg chercher du papier et des livres. Je pensais commencer le 20 septembre, mais il a fallu finir un saint Pierre pour la paroisse d’Aberschwiller, qui rebâtit son église. J’avais promis, j’ai voulu tenir ma promesse.