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Histoire d’un paysan.

tournée en Lorraine, la mère Catherine l’aurait accablé de reproches, car elle lui mettait tout sur le dos.

Un matin, entre quatre et cinq heures, au commencement de juin, je descendais la rue comme à l’ordinaire pour éveiller Nicole, fourrager les bêtes et les conduire à la pâture. Il était tombé beaucoup de rosée pendant la nuit ; le jour se levait rouge et chaud du côté des Quatre-Vents. En passant près de l’enclos, avant de frapper à la porte, je regarde par-dessus le mur, et qu’est-ce que je vois ? À droite, à gauche, des touffes de feuilles verdâtres qui s’élèvent partout : la rosée avait amolli la terre, les germes de nos racines sortaient par milliers.

Aussitôt Je saute dans le champ, je reconnais que c’est bien vrai, que ces feuilles ne ressemblent à rien du pays, et je cours derrière la maison ; je frappe aux volets de la chambre où dormaient maître Jean et sa femme, je frappe comme un malheureux.

Maître Jean crie :

« Qui est la ?

— Ouvrez, parrain ! »

Il ouvre en chemise.

« Parrain, les racines poussent ! »

Maître Jean était bien en colère d’être réveillé, mais en entendant cela, sa grosse figure fut toute réjouie.

« Elles poussent ?

— Ou, parrain, de tous côtés, en haut, en bas du champ. Dans une seule nuit elles sont venues.

— C’est bon, Michel, fit-il en se dépêchant de s’habiller, j’arrive ! — Hé ! Catherine, les racines poussent !… »

Sa femme se leva bien vite. Ils s’habillèrent, et nous descendîmes ensemble dans l’enclos. Ils virent que je ne m’étais pas trompé ; les feuilles sortaient à foison, c’était même extraordinaire. Maître Jean dit d’un air d’admiration :

« Tout ce que Chauvel nous avait raconté arrive… Le capucin et les autres vont avoir le nez long !… Ha ! ha ! ha ! quelle chance !… Mais à cette heure, il faut butter les pieds, et je le ferai moi-même. Nous suivrons de point en point ce que nous a recommandé Chauvel. Cet homme est rempli de bon sens, il a plus de connaissances que nous, il faut suivre ses conseils. »

Dame Catherine l’approuvait.

Nous rentrâmes ensuite à l’auberge. On ouvrit les fenêtres, j’allai fourrager le bétail et je partis sans rien dire à personne, étant moi-même trop étonné. Mais une fois au vallon, comme les autres garçons criaient :

« Voici le Hanovrien ! »

Au lieu de me fâcher, je leur répondis glorieusement :

« Oui, oui, je suis celui qui portait le sac de maître Jean, je suis Michel. »

Et voyant qu’ils s’étonnaient :

« Allez voir là-haut, leur dis-je en montrant l’enclos avec mon fouet, elles poussent, nos racines, et plus d’un gueux sera content d’en avoir dans sa cave ! »

J’étais tout fier. Les autres se regardaient surpris ; ils pensaient :

« C’est peut-être vrai ! »

Mais ensuite ils se mirent à siffler, à crier, et je ne leur répondis plus ; l’envie de me battre était passée ; j’avais eu raison, c’était bien assez pour moi.

Lorsque je rentrai, vers six heures, on ne disait encore rien au village ; seulement, le lendemain, le surlendemain et les jours suivants, le bruit se répandit que les racines de Jean Leroux poussaient, et que ce n’étaient ni des raves, ni des navets, mais une plante nouvelle. Du matin au soir, des gens se penchaient sur notre mur et regardaient en silence, ils ne se moquaient plus de nous ! Le parrain nous avait aussi recommandé de ne rien leur dire, parce qu’il vaut mieux que les gens reconnaissent eux-mêmes leurs torts, sans qu’on leur fasse de reproches.

Malgré cela, maître Jean lui-même, un soir que le capucin passait avec sa bourrique, ne put s’empêcher de lui crier :

« Hé ! père Bénédic, voyez donc ! le Seigneur a béni la plante des hérétiques ; voyez comme elle vient !

— Ou, répondit le capucin en riant, j’ai vu ça, j’ai vu ça !… Que voulez-vous ? Je croyais qu’elle venait du diable, elle vient de Notre-Seigneur, Tant mieux… tant mieux ! nous en mangerons tout de même, si elle est bonne, bien entendu. »

Ainsi les capucins avaient toujours raison ; quand une chose réussissait, le Seigneur l’avait faite ; quand elle tournait mal, c’était le diable, et les autres devaient seuls supporter la perte.

Que les hommes sont bêtes, ô mon Dieu, d’écouter des êtres pareils ! Autant les enfants, les infirmes et les vieillards méritent d’être secourus, autant les fainéants méritent d’être chassés. C’est une grande consolation pour moi de ne leur avoir jamais rien donné. Tous les gueux, capucins ou non, qui se présentent à la ferme, sont reçus par mon ordre, dans la cuisine, à midi. Ils voient les domestiques et les servantes, frais et joufflus, autour de la table, en train de manger et de boire un bon coup, comme cela doit être lorsque l’on travaille