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Histoire d’un paysan.

la vieille monarchie ! Enfin comme il arrive toujours lorsque la défiance et la colère vous emportent, on allait beaucoup trop loin des deux côtés.

Les trois quarts de ces accusations n’avaient pas le sens commun, nous le savons maintenant, mais alors on y croyait ; et quand les gazettes les répandaient dans le pays, cela faisait des disputes terribles jusque dans les moindres villages.

Nous autres, dans notre capucinière, nous criions quelquefois tellement pour ou contre, tous ensemble, que la vieille baraque en tremblait.

Une chose qui me revient aussi, c’est notre étonnement à tous, volontaires et soldats de ligne, lorsque arrivèrent les nouvelles de la Belgique.

Jusqu’alors nous avions été les premiers conquérants de la république, nous avions enlevé Spire, Worms, Mayence, Francfort, et quand les gazettes parlaient de nous, avec enthousiasme, quand on nous appelait « l’armée conquérante de Mayence », nous trouvions cela tout simple ; rien n’était trop beau pour nous. Mais quand ces mêmes gazettes commencèrent à ne plus parler que de Dumouriez, de Beurnonville, de Valence, de Philippe-Égalité, de la fameuse bataille de Jemmapes, des coups d’éclat de Chamboran, de Berchigny, etc., des canons, des drapeaux enlevés, des villes qui se rendaient, alors cela nous agaçait jusqu’au bout des ongles ; nous aurions voulu tomber sur les Prussiens sans retard, pour ratrapper notre rang. Tous les anciens du bataillon disaient qu’on nous laissait moisir, plusieurs soutenaient même que Dumouriez nous avait jeté les Prussiens et les Hessois sur le dos, pour faire son coup de Belgique et s’attirer l’honneur d’être le premier général de la nation, que c’était ut aristocrate, un véritable intrigant.

Pour ma part, ce que je puis dire, c’est que cette masse de Prussiens qu’on avait laissés s’échapper, au lieu de les exterminer en Champagne, campait alors à quelques lieues de nous et qu’ils étaient plus de cinquante mille dans nos environs, le long du Rhin. Dumouriez avait fait comme tous les généraux qui se débarrassent d’une partie des ennemis pour venir à bout de l’autre ; il nous avait laissé la plus lourde charge. De sorte que dans le moment où les vainqueurs des Autrichiens en Belgique commençaient à se reposer et à jouir de leur gloire, notre campagne devenait plus dangereuse, et que nous risquions non seulement de perdre Francfort, mais d’être bloqués dans Mayence.

Dans la dernière quinzaine de novembre on nous fit sortir presque tous de Mayence et passer le Rhin à Cassel ; il ne resta que trois ou quatre mille hommes pour le service de la place, et tout le reste de l’armée se répandit le long du Rhin. Nous campions autour de Costheim, de Weilbach, d’Heidersheim, de Hœchst, de Sassenheim ; notre principale force était à Hœchst. Le bataillon de la montagne avec les 2e et 3e bataillons des Vosges bivaquaient en avant-garde sur le plateau de Bockeinheim, derrière une grande forêt.

Nous voyions Francfort à deux lieues au-dessous de nous, sur noire droite, avec ses jardins, ses grandes allées de peupliers, ses maisonnettes vertes et rouges répandues au loin, ses fossés remplis d’eau, ses églises, ses grandes rues, le Mein tout couvert de bateaux ; et de l’autre côté de la rivière, la même répétion de jardins magnifiques, de fontaines et de gloriettes. Quelles richesses renferme une ville pareille ! comme tout va, vient, court et se remue pour gagner de l’argent, quelle vie !… Et quand on pense qu’une poignée de soldats, conduits par un pillard, peut troubler le travail de tant de gens laborieux ! C’est comme ces frelons qui entrent de force dans une ruche pour en manger le miel et tout ravager ; mais Custine ne voyait pas plus loin : c’était un général.

Nous autres, au milieu de ce pays vignoble, nous bivaquions dans la montagne et je me rappelle que Jean Rat disait que nous ferions mieux de descendre à Francfort et de prendre ce qui nous conviendrait dans cette ville.

Le bruit courait aussi que les Prussiens allaient nous attaquer, et c’est en ce temps que j’ai vu faire les plus grands abatis d’arbres pour couvrir notre ligne. Les bataillons d’avant-garde n’avaient pas besoin de prendre la pioche ou la hache, nous étions en sentinelle pour avertir l’armée s’il se présentait quelque chose et nous défendre en attendant le renfort ; mais derrière nous, sur une ligne de trois à quatre lieues, entre Hœchst, Sassenheim et Soulzbach, nous voyions les haches et les pioches de milliers d’hommes reluire, les forêts, les vergers s’abattre, les tas de terre jaune s’élever et s’étendre d’une hauteur à l’autre, à travers les ravins et les vallons ; nous voyions les voitures et les brouettes monter et descendre le long des talus ; les officiers à cheval encourager leurs soldats, les petites pièces, attelées de cinq ou six chevaux, grimper sur les retranchements à travers la boue épaisse, et puis se placer dans leurs petits carrés de terre ; et malgré la distance nous entendions cette grande rumeur de milliers