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Histoire d’un paysan.

place que je commande ; je suis militaire, mon général, vous connaissez ce mot-là aussi, et je ne crains point de mourir en remplissant mon devoir. L’intérêt que je prends à mes concitoyens, le désir que j’ai de leur épargner l’horreur d’un bombardement, peut seul m’engager, vu le plein pouvoir de mon souverain, de vous céder la ville et forteresse de Mayence, sous les conditions suivantes :

« 1o La garnison de Mayence, avec toutes les troupes auxiliaires sans exception, aura la sortie libre avec les honneurs de la guerre et pourra se retirer où bon lui semble, et en même temps on laissera à son choix les moyens nécessaires pour transporter sa caisse de guerre, son artillerie, effets et bagages.

« 2o Le ministre et toutes les personnes attachées au service de Son Altesse électorale, tout le haut et bas clergé, auront la faculté de s’expatrier avec leurs effets. Tout habitant de Mayence, absent ou présent, jouira du même privilége, et on conservera à chaque citoyen ses propriétés.

« 3o Quoique mon maître n’ait pas été en guerre avec la France, il est prêt à n’y prendre aucune part, espérant que ses propriétés et ses possessions seront ménagées.

« 4o À la signature de ceci toute hostilité cessera, et l’on nommera de part et d’autre des commissaires pour régler la marche, le transport et tout ce qui peut y être relatif.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur le général, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Baron de Gimnich,
« Gouverneur de Mayence. »

« Le citoyen français, général d’armée, réserve que les troupes qui occupent Mayence ne serviront pas d’une année contre la république française, ni ses alliés. Le général français réserve en outre à sa république de prononcer par les traités sur les droits souverains. Quant aux propriétés individuelles, sans doute elles seront respectées, ce qui est si conforme aux principes de la république française, que c’est pour le maintien de ce respect qu’ont été jetées les bases de la Constitution. Demain, à neuf heures du matin, seront livrés à deux compagnies de grenadiers français la porte du Rhin et le contour ; à ces conditions et sous ces réserves expresses, toutes les hostilités cesseront, etc., etc. »

Voilà comment, dans environ quinze jours, nous avions pris tous les magasins dont nous parlaient sans cesse les petites gazettes des émigrés, trois grandes villes et l’une des principales forteresses de l’Allemagne. Ces choses

etonnèrent et réjouirent toute la France ; la république avait le dessus partout, et l’on commençait à voir que, lorsqu’un peuple se lève pour défendre la justice, les despotes et ceux qui les soutiennent sont bien malades.

VI

Une fois à Mayence, nous pensions nous reposer quelques jours et fraterniser avec les bourgeois. On s’était logé dans les casernes, dans les églises et les magasins de cette ville patriote, pour être à son aise ; quelques régiments d’infanterie et de cavalerie restaient seuls campés aux environs sur les deux rives ; nos commissaires des guerres visitaient aussi les greniers, et prenaient connaissance de toutes les provisions qui pouvaient servir en cas de besoin.

Mais, comme on s’arrangeait de la sorte, la nouvelle arriva que les Prussiens, en descendant le cours de la Moselle, s’étaient arrêtés à Coblentz et qu’ils occupaient déjà cette place, à vingt-deux lieues sur notre gauche. Ce fut une indignation générale dans l’armée ; Custine reprochait à Kellermann, chargé par Dumouriez de poursuivre les Prussiens, de n’avoir pas suivi leur retraite de Verdun à Coblentz ; il ne se gênait pas de le dire, et dénonça même Kellermann à la Convention, déclarant que tout chef en faute devait passer devant une cour martiale.

Je ne sais pas s’il avait raison, mais je sais qu’à l’arrivée de cette mauvaise nouvelle, au lieu de nous reposer il fallut reprendre la pelle et la pioche pour travailler aux fortifications, élever des redoutes, en face de Weissenau, Dalheim, Marienborn, et même de l’autre côté du Rhin, autour de la petite ville de Cassel ; car, avant nous, Mayence n’avait qu’une tête de pont sur la rive droite du fleuve ; c’est nous qui l’avons fortifiée de ce côté, avec de grosses pierres qu’on amenait par eau d’un vieux village en ruines appelé Gustavenbourg. Dans cet endroit, le fleuve a plus de mille pas ; il fait un bruit terrible en avant du pont de bateaux, en se brisant contre des poutres plantées contre le courant. Des milliers de brouettes allaient et venaient sur le pont ; et comme le temps était aussi mauvais pour les Prussiens que pour nous, chacun se consolait de ses misères.

Mais les fédérés parisiens s’indignaient contre le général Custine, disant qu’ils s’étaient engagés pour combattre, et non pour remuer la terre. La vérité, c’est que tous ces malheu-