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Histoire d’un paysan.

aurait lieu vers le jour. Nous n’avions pas une seule pièce de siège ; il fallait bien en venir là.

La matinée du 21 octobre ayant encore commencé sans rien de nouveau, l’indignation gagnait tout le monde, lorsque, vers neuf heures, les grenadiers de la Charente-Inférieure reçurent l’ordre d’aller occuper la porte du Rhin. Ils partirent aussitôt, l’arme à volonté ; on s’attendait à les voir mitrailler, mais ils arrivèrent près des glacis sans recevoir une seule décharge ; leurs baïonnettes défilèrent dans les avancées en zigzag, et tout à coup la nouvelle se répandit que Mayence venait de capituler, et que nos grenadiers allaient tranquillement monter la garde à cette porte, pour laisser au gouverneur le temps d’évacuer sa caisse.

Qu’on se représente notre satisfaction, car, malgré les cris : « À l’assaut ! » chacun voyait bien la file de grosses pièces qui nous regardaient par leurs embrasures, les redoutes et les lignes de palissades ; chacun savait que s’il fallait enlever tout cela, nous y resterions les trois quarts ; aussi notre joie était extraordinaire.

C’est le lendemain que l’armée fit son entrée à Mayence. Toute la ville vint à notre rencontre.

Ces gens de Mayence nous aiment ! Bataillons, escadrons, régiments de ligne, avec des troupes d’étudiants et de bourgeois dans les intervalles, marchaient au pas, les drapeaux déployés et les tambours en tête ; ils défilèrent sous les vieilles herses de la porte, en chantant la Marseillaise. Et quand, sur la place d’Armes, après avoir relevé les postes autrichiens et hessois, on nous donna des billets de logement, tous les bourgeois nous emmenaient bras dessus, bras dessous chez eux, pour nous régaler et nous faire raconter la révolution au milieu de leurs familles.

Une autre chose qui me réjouit toujours quand j’y pense, c’est qu’aussitôt casernés on se répandit dans les brasseries de la vieille ville, et que jusqu’à dix heures du soir on vida des chopes à la santé de tous les patriotes du monde. Une quantité de chanteurs, en petite veste, culotté à boutons d’os et grand tricorne, de simples ouvriers ou même des paysans, se levaient et chantaient des farces, qu’ils inventaient à mesure. Je me souviens surtout d’un petit vieux tout ratatiné, les yeux plissés et le nez rouge, qui se mit à représenter l’arrivée du colonel Houchard en parlementaire ; l’épouvante de monsieur le baron, menacé d’un assaut, ses cris, son indignation, les sommations du colonel, les réponses du gouverneur qui levait les mains au ciel, bégayant qu’il avait ses ordres et qu’il se ferait hacher.

C’était tellement naturel, que les Mayençais se tenaient le ventre à force de rire, et que les larmes leur en coulaient sur les joues.

Mais ce que j’ai de mieux à faire, c’est de vous copier les deux dernières lettres de Custine et de Gimnich ; elles vous donneront une idée de cette comédie et vous réjouiront. Les voici mot à mot :

« Le général Custine au gouverneur de Mayence.

« Au quartier général à Marienborn, le 20 octobre 1792, l’an Ier de la République française.

« Monsieur le gouverneur,

« Mon désir de ménager le sang est tel, que je céderais avec transport au vœu que vous témoignez d’obtenir délai jusqu’à demain pour me donner votre réponse. Mais, monsieur le gouverneur, l’ardeur de mes grenadiers est telle que je ne peux plus les retenir ; ils ne voient que la gloire de combattre les ennemis de la liberté et la riche proie qui doit être le prix de leur valeur, car, je vous en préviens, c’est une attaque de vive force à laquelle il faut vous attendre. Non-seulement elle est possible, mais même elle est sans danger ; aussi bien que vous je connais votre place et l’espèce de troupes qui la défendent. Épargnez le sang de tant de victimes innocentes, de tant de milliers d’hommes. Notre vie sans doute n’est rien ; accoutumés à la prodiguer dans les combats, nous savons la perdre tranquillement. Je dois à la gloire de ma république, qui jouit de l’impuissance des despotes qui voulaient l’opprimer et qui les voit fuir devant les enseignes de la liberté, de ne pas enchainer l’ardeur de mes braves soldats, et je le voudrais en vain. Réponse, réponse ! monsieur le gouverneur.

« Le citoyen français, général d’armée,

« Custine. »

« Proposition de capitulation faite par le général commandant la place de Mayence, au général Custine.

« À Mayence, le 20 octobre 1792,
« Monsieur le général,

« Si avais l’honneur d’être connu de vous davantage, je suis bien convaincu, mon général, que vous n’eussiez point pris le moyen des menaces, pour m’engager à vous livrer la