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Histoire d’un paysan.

Le capucin et les Baraquins sortirent alors ; moi, je restai là, tout désolé des moqueries qu’on avait faites contre le parrain. Le père Bénédic criait dans l’allée :

« J’espère bien, dame Catherine, que vous sèmerez autre chose que des pelures du Hanovre ; c’est à souhaiter ! car autrement, je risquerais de passer ici cent fois sans charger ma bourrique. Dieu du ciel ! je vais bien prier le Seigneur pour qu’il vous éclaire. »

Il nasillait et traînait exprès la voix. Les autres, dehors, riaient en remontant la rue, et maître Jean, à sa fenêtre, disait :

« Essayez donc de faire du bien aux imbéciles, voilà votre récompense ! »

Chauvel répondit :

« Ce sont de pauvres êtres qu’on entretient dans l’ignorance, pour les faire travailler au profit des seigneurs et des moines, ce n’est pas leur faute, maître Leroux, il ne faut pas leur en vouloir. Si j’avais un bout de champ, j’y planterais ces pelures ; ils verraient ma récolte, et se dépêcheraient de suivre mon exemple ; car, je vous le répète, cette plante rapporte cinq et six fois plus que n’importe quel froment ou légume. Ses racines sont grosses comme le poing, excellentes à manger, très-saines et très-nourrissantes. J’en ai goûté moi-même : c’est blanc, farineux, dans le goût des châtaignes. On peut les cuire au beurre, à l’eau, n’importe comment, et c’est toujours bon.

— Soyez tranquille, Chauvel, s’écria maître Jean, ils n’en veulent pas, tant mieux, j’en aurai seul ! Au lieu d’ensemencer le quart de mon enclos, j’ensemencerai le clos tout entier.

— Et vous ferez bien. Toute terre est bonne pour ces racines, dit Chauvel, mais principalement la terre sablonneuse »

Ils sortirent, causant encore de ces choses ; puis Chauvel retourna dans sa baraque, maître Jean entra travailler à la forge, et Nicole et moi nous commençâmes à renverser nos bancs et nos tables les uns sur les autres, pour laver le plancher.

Jamais cette dispute de maître Jean et du capucin ne m’est sortie de l’esprit, et vous le comprendrez facilement, quand je vous aurai dit que les grosses pelures grises apportées par Chauvel, étaient la première semence de pommes de terre qu’on ait vue chez nous ; de ces pommes de terre qui nous ont préservés de la disette depuis quatre-vingts ans.

Tous les étés, lorsque je vois de ma fenêtre l’immense plaine de Diemeringen se couvrir à perte de vue, jusqu’à la lisière des bois, de grosses troches vertes qui s’enflent, qui fleurissent, et changent en quelque sorte la poussière elle-même en nourriture pour les

hommes ; quand je vois, en automne, ces mililers de sacs, debout dans les champs, les hommes, les femmes, les enfants qui chantent et se réjouissent en les chargeant sur leurs charrettes, quand je me représente le bonheur des paysans jusqu’au fond des plus misérables chaumières, en comparaison de notre épouvante à nous autres d’avant 89, longtemps avant le mois de décembre, parce qu’on prévoyait déjà la famine, quand je songe à la différence, ces moqueries, ces éclats de rire des imbéciles me reviennent, et je m’écrie en moi-même :

« Oh ! maître Jean, oh ! Chauvel, pourquoi ne pouvez-vous pas revivre une heure pendant la récolte et vous asseoir à la tête d’un champ, pour reconnaître le bien que vous avez fait en ce monde ; cela vaudrait la peine de revivre ! Et le père Bénedic devrait revenir aussi, pour entendre les coups de sifflet et les éclats de rire des paysans, lorsqu’ils le verraient avec sa bourrique, gueusant par les chemins »

Et songeant à ces choses, je me figure que l’Être suprême dans sa justice, les laisse revenir, qu’ils sont au milieu de nous et que chacun jouit de son bon sens ou de sa bêtise, dans les siècles des siècles.

Dieu veuille que ce soit vrai : ce serait la véritable vie éternelle.

Enfin, voilà comment la semence des pommes de terre fut reçue chez nous.

Maître Jean paraissait rempli de confiance, mais il n’était pas au bout de ses peines. C’est dans ce temps que la bêtise du monde parut dans tout son jour, car le bruit se répandit que Jean Leroux perdait la tête et qu’il semait des épluchures de navets, pour avoir des carottes. Les marchands de grains et tous ceux qui passaient à l’auberge le regardaient d’un air moqueur, en lui demandant des nouvelles de sa santé. Naturellement ces abominations l’indignaient ; il en parlait le soir avec amertume, et sa femme en était chagrine. Mais cela ne l’empêcha pas de retourner son enclos derrière. l’auberge, de le bien fumer et d’y planter les pelures du Hanovre. Nicole l’aidait, moi je portails le sac.

Les Baraquins et les passants se penchaient sur le petit mur du verger, qui longe le chemin, et nous regardaient en clignant des yeux.

Personne ne disait rien, parce qu’on pensait bien que maître Jean, à bout de patience, sortirait avec sa trique pour répondre aux malins.

Si j vous racontais tout ce qu’il nous fallut supporter de moqueries avant la récolte, vous auriez de la peine à le croire ; plus les gens sont