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Histoire d’un paysan.

troupes de ligne déployèrent leurs tentes sur la lisière des forêts ; il pouvait être quatre heures du soir ; les bagages, les canons, les caissons continuèrent d’arriver toute la nuit.

On posa donc les avant-postes et on bivaqua.

Notre bataillon campait à cinq ou six cents pas d’un grand moulin, dont les gens sortirent tout étonnés de nous voir. L’eau de la petite rivière, grossie par la pluie, bouillonnait sur les deux roues, et dans le lointain, au bout de la vallée, nous voyions passer le Rhin avec ses grandes lignes d’écume. Les hommes de corvée allèrent aux vivres ; on tâcha d’allumer du feu, chose difficile avec du bois vert.

Par bonheur pour le meunier, Custine et son état-major vinrent s’établir au moulin ; une heure après il n’aurait plus eu ni foin, ni paille, ni farine : c’est l’histoire de la guerre ; les bonnes et les mauvaises raisons ne servent à rien, quand l’ennemi campe autour de nous.

Un détachement de hussards entoura le moulin, et ces braves gens ne se doutèrent pas du bonheur qu’ils avaient de goberger un général, au lieu d’un corps d’armée.

Enfin les feux s’allumèrent tout de même ; les escouades de corvée revinrent de la distribution, et les marmites se mirent à bouillir. Il faisait nuit noire ; l’averse avait cessé depuis longtemps, seulement l’eau dégouttait encore des arbres, et brillait au feu des bivacs, comme une pluie d’étincelles : un beau spectacle, mais quand on est fatigué, cela ne vous amuse pas beaucoup. Je couchai cette nuit sur la terre, côte à côte avec mes camarades, et malgré l’humidité je dormis bien.

Le lendemain, 19 octobre 1792, nous devions attaquer une ou deux portes de Mayence, comme nous avions fait à Spire. On comprenait que ce serait plus dangereux, à cause des avancées et des demi-lunes, qui ne pouvaient pas manquer de nous balayer sur les ponts, à droite et à gauche, devant et derrière. Malgré cela, quand on a eu de la chance, chacun se figure qu’il en aura toujours, et puis les généraux font principalement donner ceux qui n’ont pas encore vu le danger ; une fois engagés, il faut bien tenir, car on s’expose encore plus en reculant.

Grâce à Dieu, le gouverneur de Mayence n’avait pas les mêmes idées que celui de Spire ; c’était un officier de cour, un de ces généraux que les princes font avec des courtisans ; selon que le maître veut, ils portent une clef dans le dos, ou prennent le commandement d’une armée. Custine, ayant appris par des Allemands amis de la république, que le baron de Gimnich était de cet acabit, pensa qu’il pourrait bien nous ouvrir les portes lui-même, en lui

montrant le danger qu’il courait de se défendre ; c’est une des plus grandes farces que j’aie vues de ma vie ; toute notre armée, en ce temps-là, s’en est fait du bon sang.

Vous saurez d’abord que la garnison de Mayence, tant en troupes des cercles qu’en Autrichiens, chasseurs et valets de nobles, gardes bourgeoises et volontaires d’université, s’élevait à plus de six mille hommes. Les Autrichiens, à Spire, montaient tout au plus à la moitié de ce nombre, et les fortifications de Spire, pour la force, l’étendue et la solidité, ne pouvaient pas même se comparer à celles de Mayence.

Enfin, le 19 octobre au matin, Custine alla lui-même reconnaître de près les ponts, les portes, les avancées et les retranchements de la forteresse. Nous le vîmes de notre bivac filer avec deux ou trois officiers du génie, qu’on appelait alors mineurs. On tira dessus ; nos petits canons répondirent au feu de la place, qui fit une décharge générale de tous ses remparts ; des hussards sortirent aussi de la porte du Rhin, mais le général, n’étant pas en force, revint au galop. Il avait vu que ce ne serait pas facile d’attaquer Mayence comme Spire, et qu’il faudrait ouvrir la tranchée.

Malheureusement les Prussiens, que Dumouriez avait laissés sortir tranquillement de la Champagne, au lieu de les écraser comme il le pouvait apros la bataille de Valmy, ces Prussiens arrivaient derrière nous, ils avaient dépassé Sierck, et nous risquions d’être pris entre deux feux ; il fallait entrer de vive force ou battre en retraite, d’autant plus que nous n’étions en tout que vingt mille hommes.

On s’attendait donc à donner l’assaut.

Toute cette journée se passa en allées et venues. Le colonel Houchard partit en parlementaire le lendemain ; il resta longtemps, puis il revint vers une heure de l’après-midi. On se disait : « Le grand moment approche !… les colonnes d’attaque vont se former !… » On regardait ; mais d’autres parlementaires se mirent en route. À six heures du soir, Custine, à cheval au milieu de son état-major, passa devant tous les bivacs ; le bruit courait que les grenadiers de la Charente-Inférieure avaient crié : « L’assaut ! » et qu’il leur avait répondu : « C’est bien, camarades !… soyez prêts… l’assaut ne peut plus tarder, vous marcherez en tête ! »

Les cris de « Vive la république ! » commençaient, quand un parlementaire sortit encore de Mayence. Custine, se portant à sa rencontre, le ramena lui-même au quartier général, sans lui bander les yeux. Sur toute la ligne, les cris : « À l’assaut ! À l’assaut ! » ne finissaient plus.

La nuit était venue ; on pensa que l’attaque