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Histoire d’un paysan.

joyeusement, la main ou le chapeau en l’air. Ah ! si les peuples pouvaient s’entendre ; s’ils pouvaient se débarrasser des gueux qui les divisent, nous aurions le paradis sur la terre !

Notre colonne fit halte vers deux heures, dans un gros village, pour manger la soupe.

À trois heures nous quittions déjà cette bourgade, et vers neuf heures, à la nuit close, nous entrions dans la petite ville d’Alzey, non loin de Mayence. Nous avions fait seize lieues depuis le matin ; un grand nombre d’entre nous n’en pouvaient plus.

Je n’oublierai jamais Alzey. Nous étions arrivés une demi-heure après l’avant-garde, et la petite ville fourmillait déjà de troupes : chasseurs à cheval, hussards, gendarmes, volontaires allaient et venaient dans les rues : les ordres, les coups de trompette pour ramener les hommes à leurs escadrons, les appels, les roulements de tambour remplissaient la vallée.

Par bonheur, Jean-Baptiste Sôme, Jean Rat, Marc Divès, moi et deux ou trois autres camarades, nous logions chez un maître de poste, à l’entrée du faubourg. Nous avions même des chambres en haut, donnant sur une vieille cour pleine de voilures, et le maître nous avait invités à souper avec lui.

La grande cuisine, en bas, flamboyait ; c’était bien autre chose que celle de maître Jean, aux Baraques, car ce bourgeois avait des domestiques, des servantes, des postillons, des courriers ; c’était un homme riche. Et quand les dragons nationaux arrivèrent, on n’en tendit plus que piaffer, hennir, crier dans la cour ; chacun voulait avoir son cheval à l’écurie. Nous autres, bien tranquilles, nous changions de souliers et de guêtres, et puis nous descendîmes nous sécher autour de l’âtre.

Dans tous les coins de la cuisine, les servantes et même les demoiselles de la maison venaient nous regarder de loin, avec nos grands chapeaux, nos longs habits fumants, nos baudriers en croix ; elles étaient curieuses de voir des républicains ; et dès que l’un de nous tournait la tête pour voir si elles étaient jolies, elles se sauvaient en riant et se poussant dans la grande allée noire.

Le maître arriva bientôt lui-même. C’était un homme-sec, brun, le nez un peu crochu et les yeux noirs ; il avait de hautes bottes à revers jaunes, garnies d’éperons, et une culotte de peau.

« Citoyens volontaires, nous dit-il en bon français, donnez-vous la peine de me suivre. »

Alors, dans une salle haute, nous vîmes la table mise, avec une belle lampe au-dessus,

pendue au plafond ; mais la femme et les filles du bourgeois s’étaient retirées.

On s’assit et le maître de la maison, au milieu de nous, l’air grave, nous servit lui-même comme un père de famille.

À chaque instant, un domestique, un postillon, un courrier entrait lui rapporter ce qui se passait dehors ; lui, sans se déranger, leur donnait ses ordres ; il découpait les viandes, nous versait à boire, et ne nous laissait manquer de rien. On causait de notre campagne, de celle des Prussiens dans l’Argone, de la révolution, etc. ; cet homme de bon sens nous parlait de tout dans un vieux français qui me faisait plaisir d’entendre.

Plusieurs de nos camarades étant très fatigués allèrent se coucher ; le vieux Jean-Baptiste Sôme, Divès et moi, nous restâmes seuls à table. Il pouvait être onze heures ; sauf les cris de « Qui vive ! » au loin sur les collines, tous les autres bruits de la ville et des environs s’étaient apaisés. Sôme alluma sa pipe et se mit à fumer tranquillement ; et comme le bourgeois remplissait encore nos verres, je me hasardai de lui dire :

« Mais, citoyen, vous parlez en français comme nous ; est-ce que vous ne seriez pas de la nation ?

« Oui, dit-il, je descends d’un vieux Français, un de ceux qu’on a chassés à la révocation de l’édit de Nantes. »

Il paraissait tout pensif ; et moi, songeant que cet homme était de la même religion que Marguerite, Français comme nous, je fus attendri. Je lui racontai que Chauvel, l’ancien constituant, aujourd’hui membre de la Convention, m’avait choisi pour gendre ; que sa fille m’aimait, et qu’ils étaient aussi calvinistes.

« Vous êtes heureux, jeune homme, dit-il alors, d’appartenir à d’honnêtes gens ! »

Et, prenant plus de confiance, il se mit à nous raconter d’un air tranquille, mais avec force, que son grand-père, Jacques Merlin, vivait au pays Messin, près de Servigny, dans le temps des dragonnades ; qu’il avait là sa maison, ses écuries et ses terres, pratiquant sa religion sans faire de tort à personne, quand le grand roi Louis XIV, un être vicieux, après avoir entretenu des femmes de mauvaises mœurs, du vivant même de la reine, et donné l’exemple de tous les scandales, crut, comme tous les mauvais sujets dont la cervelle se dessèche, qu’en appelant des prêtres pour lui donner l’absolution de ses ordures, il serait encore assis à la droite du Seigneur, dans les siècles des siècles.

Mais que les prêtres profitant de sa bêtise, ne