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Histoire d’un paysan.

peuple l’embrassait et on lui donnait une escorte jusqu’à sa maison ; s’il était condamné, le président disait : « À la Force ! » pour faire croire au malheureux qu’on allait seulement le conduire à la prison de la Force ; des fédérés le poussaient dans la cour, en répétant : « À la Force ! » et les tueurs tombaient dessus à coups de sabre, de pique et de baïonnette.

Quelques-uns voulaient se défendre ; d’autres demandaient grâce ; d’autres, la tête penchée et les coudes en l’air, essayaient de parer les coups, et se sauvaient tout couverts de sang, en appelant au secours ; il fallait les poursuivre et les finir dans un coin. Quand ils ne remuaient plus, les tueurs criaient tous ensemble : « Vive la nation ! » et venaient se remettre devant la porte du guichet, en attendant la sortie d’un nouveau prisonnier. De temps en temps ces hommes buvaient un verre de vin ; et, lorsque la femme de l’un d’eux lui apportait sa soupe, un camarade prenait son sabre et le remplaçait.

Les choses s’étaient passées à peu près de même dans toutes les prisons, excepté pour les femmes de mauvaise vie et les officiers suisses, qu’on avait tués sans jugement. Les prêtres enfermés aux Carmes du Luxembourg n’avaient pas été jugés non plus ; les fédérés du Midi les avaient massacrés, en leur criant : « Souviens-toi de la Saint-Barthélemy ! » À Bicêtre, les prisonniers s’étaient barricadés dans la prison ; il avait fallu amener du canon et leur livrer bataille.

Marescot me racontait ces abominations en fumant tranquillement sa pipe ; il trouvait cela naturel, et me dit qu’elles avaient duré trois jours de suite. Moi, malgré le bon vin que j’avais bu, je me sentais froid par tout le corps, mon cœur se serrait ; à la fin je ne pus m’empêcher de m’écrier :

« Mais, beau-frère, c’est abominable ce que vous me racontez là ! Comment ! cette boucherie a duré trois jours, et personne n’a rien fait pour l’arrêter ; car, vous avez beau dire, des gens qu’on juge sans témoins, sans avocats pour les défendre, sans autres preuves qu’une note sur un registre de prison, c’est horrible !… Qu’est-ce que faisaient donc la Commune, la garde nationale, les ministres et l’Assemblée législative ? »

En entendant cela, Marescot parut tout surpris et me regarda quelques secondes de ses petits veux noirs.

« Eh ! dit-il ensuite en levant les épaules, ils ne faisaient rien, ils laissaient faire ! Tout le monde s’attendait à cela ; Marat l’avait prédit dans son journal, et personne ne pouvait l’empêcher. — À la prison de la Force, Hébert

présidait le tribunal ; à l’Abbaye, Billaud-Varennes, substitut du procureur de la Commune, remerciait les tueurs au nom de la patrie. La Commune avait fait relâcher d’avance tous les prisonniers qui n’étaient pas accusés de choses politiques ; elle a payé les tueurs : ils ont reçu chacun six livres par jour. Quant à la garde nationale, elle n’a pas bougé ; j’ai vu des gardes nationaux en faction aux portes des prisons où l’on tuait. L’Assemblée nationale n’a rien fait non plus ; elle a envoyé trois commissaires à l’Abbaye, le 2 au soir, pour engager le peuple à se reposer sur la justice. On les a laissés dire ; ils sont repartis, les massacres ont continué, et personne n’a plus entendu parler d’eux, ni de l’Assemblée nationale législative. Sans Danton, tous ces braves de l’Assemblée, qui crient maintenant si fort, se seraient sauvés derrière la Loire, leur ministre Rolland en tête, abandonnant Paris à Brunswick ! — La trahison était partout ; après avoir fait semblant d’accepter la révolution du 10 août, la majorité de la Législative employait tous les moyens pour la détruire ; le tribunal établi pour juger les conspirateurs acquittait les plus grands scélérats ; les émigrés, les Prussiens et les Autrichiens remplissaient la Champagne ; ils payaient leurs réquisitions avec des bons au nom du roi de France ; ils fusillaient les patriotes qui voulaient se défendre ; le traître Lavergne venait de leur livrer Longwy ; d’autres traîtres se préparaient à leur livrer Verdun ; cette ville prise, il ne restait plus rien entre eux et Paris ; les aristocrates enfermés dans les prisons le savaient ; ils buvaient et se réjouissaient ; ils criaient : « Patience… nous allons avoir notre tour… Brunswick arrive !… » Tous les jours, des bandits payés pour épouvanter la population couraient dans les rues en criant : « Fermez vos boutiques, les Prussiens et les Autrichiens sont à la barrière ! » Ou bien : « Les Bretons arrivent ! » C’étaient des alertes continuelles ; la générale battait, le tocsin sonnait. Il fallait en finir avec tous ces traîtres ; il fallait leur montrer que, puisqu’ils ne reculaient devant rien pour trahir la patrie, on ne reculerait devant rien pour la défendre : il fallait les épouvanter ! Mon Dieu ! je ne dis pas que des innocents n’ont pas péri dans le nombre ; c’est possible. Mais si les Prussiens avaient gagné la bataille de Valmy au lieu de la perdre ; s’ils étaient entrés à Paris avec les émigrés, crois-tu qu’ils se seraient donné la peine de juger les patriotes ? Non ! ils les auraient fusillés en masse, comme Brunswick l’avait annoncé dans sa proclamation ; on aurait vu d’autres massacres que ceux de Septembre. Eh bien, ce que les Prussiens et les émigrés