Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
243
Histoire d’un paysan.

s’accompagnant sur un violon. Sa voix était toute fêlée et cassée ; mais il chantait si bien, en levant la tête vers le ciel d’un air désolé, que le froid m’entrait jusque dans les cheveux de l’entendre. Et comme il parlait de patrie d’amante, de vieux père, je me levai tout pâle, et je sortis pour cacher mon trouble, parce que je pensais à Marguerite. Deux minutes après, lorsque je rentrai dans la halle, tout était changé ; ce grand borgne dansait sur une jambe, faisait des farces et voulait jouer de la clarinette avec son nez. — Voilà les Parisiens !

Lisbeth, au milieu de ces fédérés, jouissait d’une véritable considération ; quand elle parlait, en disant des bêtises, ils riaient ensemble et criaient :

« Ha ! ha ! ha ! bravo la citoyenne !… Hé ! hé ! hé ! »

Tout ce que je peux dire, c’est que c’était une belle femme, grande, hardie et sans gêne, une vraie cantinière, qui n’aurait pas eu peur de prendre un fusil à l’occasion ; enfin la ressemblance de notre mère, mais plus grande et plus forte. Malgré cela je pensais, en voyant l’admiration des fédérés :

« Si vous l’aviez rencontrée dans le temps, pieds nus sur la route, au milieu de la neige ou de la poussière, suivant les voitures et criant : « Un liard, messeigneurs, pour l’amour de Dieu ! » vous seriez bien étonnés de savoir que c’est la même. »

Après tout, elle en valait bien d’autres, qu’on voit rouler en carrosse avec de grands flandrins derrière ; il ne faut pas toujours songer aux commencements.

Ces Parisiens trinquaient à l’Ami du peuple ; le citoyen Marat passait chez eux pour un Dieu ! Danton, Robespierre, Desmoulins, Collot-d’Herbois, Couthon, Legendre, ne venaient qu’en seconde ligne. Le grand borgne disait que celui-ci manquait de nerf, celui-là de courage, un autre d’idées ; qu’ils n’avaient pas le coup d’œil de l’homme d’État, etc. ; mais le citoyen Marat avait tout, à les entendre. Tous disaient :

« Tant que nous aurons Marat, la révolution ira bien ; s’il meurt, les autres se débanderont ; ils perdront la tête, ils se laisseront gagner par les girondins ! »

Ces fédérés s’indignaient contre Custine, qui venait de faire fusiller les pillards ; ils le traitaient de ci-devant. Le grand borgne, avec son chapeau de trois pieds et sa cocarde comme une roue de charrue, parlait d’écrire à l’Ami du peuple et de lui dénoncer cette abomination ; les autres l’approuvaient, ils voulaient motionner contre les généraux aristocrates.

Finalement tous se mirent à danser ; et, pendant qu’ils faisaient leurs folies, Marescot, assis en face de moi, au bout d’une table, me raconta son mariage avec Lisbeth, qu’il avait connue servante chez le comte de Dannbach, major au régiment d’Alsace, où lui, Marescot, était trompette. Il me dit qu’il l’avait aimée tout de suite, à cause de sa vivacité, de sa propreté, de son économie, et de ses talents extraordinaires pour la cuisine, et qu’ayant eu son congé l’année d’après à Paris, il l’avait épousée pour prendre une petite gargotte rue Dauphine ; mais que le commerce n’allant plus depuis la guerre, à cause des troubles continuels, il avait vendu son fonds et s’était engagé comme cantinier dans le 3e bataillon des fédérés, où leurs affaires prospéraient, grâce à Dieu.

Comme je lui demandais s’il était encore à Paris au moment des massacres de septembre, il me répondit qu’il avait vu ces massacres, et me les raconta en détail, disant qu’ils avaient commencé le dimanche 2 septembre, vers trois heures de après-midi, dans la rue Dauphine, où le peuple avait massacré des prisonniers qu’on conduisait à l’Abbaye, parce qu’un de ces prisonniers s’était permis de frapper un homme de l’escorte ; qu’après cela le peuple s’était partagé en deux bandes : l’une, composée en grande partie des fédérés du Midi, avait couru aux Carmes du Luxembourg, où se trouvaient enfermés des prêtres et des évêques réfractaires accusés de conspiration, pendant que l’autre bande, beaucoup plus nombreuse, enfonçait les portes de la prison de l’Abbaye, et tuait tout ce qui lui tombait sous la main.

Mais que, vers cinq heures, le conseil général de la Commune ayant envoyé des commissaires pour inviter le peuple à former un tribunal, qui jugerait les prisonniers avant de les mettre à mort, le carnage avait cessé. Que le peuple avait choisi douze juges, parmi les bourgeois du quartier connus par leur civisme, et le citoyen Maillard comme président ; qu’il avait aussi nommé quarante et un tueurs, chargés d’éxécuter les jugement. Qu’après cela les juges s’étant assis autour d’une table dans le guichet de la prison, le registre d’écrou devant le président et les tueurs attentifs dehors, dans la cour sombre, éclairée par des torches, les exécutions avaient commencé vers dix heures du soir. Le président lisait le nom d’un prisonnier, et les causes de son arrestation sur le registre ; des fédérés allaient le chercher ; on l’interrogeait ; il se défendait ; s’il était acquitté, trois fédérés le menaient dehors en criant : « Chapeau bas, c’est un innocent ! » Le