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Histoire d’un paysan.

Moi j’avais un grand poids sur le cœur ; oui, j’étais triste, et pourtant aussi content de savoir que ma sœur était à Spire, mariée avec un gueux, c’est vrai, mais qu’est-ce que je pouvais y faire ? Enfin ce même soir, j’allai à la cantine du 3e bataillon des fédérés de Paris. Il y avait huit ans que Lisbeth avait grimpé la côte des Baraques, son petit paquet à la main, pour aller chez Toussaint, à Wasselonne : c’était maintenant une grande et forte femme, les yeux vifs et la figure hardie comme notre mère.

III.

Le troisième bataillon des sections armées de Paris logeait sur le port. Je vis, en approchant du Rhin, de grands hangars qui servaient à mettre les marchandises en dépôt, avant de les embarquer sur le fleuve : c’était la caserne des fédérés. Ils avaient sous ces hangars, fermés aux deux bouts par de grosses bâches, des bancs, des chaises et de la paille en quantité, pour se reposer à leur aise. Ils chantaient, ils buvaient, ils jouaient aux cartes, tous jeunes et vieux, en bonnets rouges ou chapeaux à cornes ; et c’est là que je reconnus la vérité de ce que Chauvel nous avait raconté du peuple parisien, qui vit partout comme dans ses vieilles rues, sans s’inquiéter du reste. C’est une race de gens petite, sèche, maigre, pâle, hardie et sans gêne ; des êtres qui ne seront jamais bons soldats, parce qu’ils raisonnent toujours et qu’ils se moquent de tout, et particulièrement de leurs supérieurs. Ce n’est pas avec les fédérés de Paris qu’il aurait fallu vouloir faire le grand ; tout de suite ils vous auraient remis à votre place. Ces gens, de tous les états, se tutoyaient depuis le commandant jusqu’au simple volontaire.

Comme j’entrais dans la halle, un petit maigre, tout pâle, qui n’avait qu’un souffle, se mit à faire le coq pour se moquer de moi ; mais je n’eus l’air de rien comprendre et je m’approchai desa table, en demandant la citoyenne Lisbeth, cantinière au 3e bataillon de Paris. Un vieux, en bonnet rouge et gros favoris, qui jouait et fumait, me demanda sans tourner la tête :

« Qu’est-ce que tu lui veux, à la citoyenne ?

— C’est ma sœur, » lui dis-je.

Alors tous ceux de la table se retournèrent pour me regarder, et le petit maigre, me montrant la toile du fond, dit :

« Tu n’as qu’à toquer à la porte. »

C’était une vieille bâche tendue contre le vent du Rhin ; dans le moment où je m’en approchais, la lumière d’un grand feu brillait par

ses ouvertures. L’ayant donc écartée, Je vis une autre halle, plus petite que la première, où ces Parisiens avaient établi leur cantine. Vingt ou trente d’entre eux, réunis là, faisaient la cuisine du bataillon ; les uns écumaient le pot-au-feu, d’autres secouaient de la salade, d’autres épluchaient des légumes où plumaient des poules. Dans un coin, à gauche, ma sœur Lisbeth, en bras de chemise, un mouchoir de soie rouge autour de la tête, remplissait des bouteilles au robinet d’une grosse tonne ; elle paraissait toute joyeuse, et son mari, le sergent Marescot, assis sur un coffre, le genou en l’air et son coude dessus, fumait tranquillement sa pipe en regardant travailler les autres ; il était là comme le maître de la maison.

Lisbeth, m’ayant vu de loin, se mit à crier :

« Hé ! c’est toi, Michel ? Tu arrives bien… Quelle noce nous allons faire ! »

Je comprenais bien d’où tout cela venait, mais comme elle arriva tout de suite m’entourer le cou de ses grands bras, en me demandant des nouvelles du père et de la mère, des frères et sœurs, je fus pourtant attendri. Elle me débarrassa de mon sabre et de mon chapeau, qu’elle posa sur une caisse, et son mari vint me donner une poignée de main, en clignant de l’œil et riant en dessous. IL avait la mine d’un vrai renard.

« Ça va toujours bien, beau-frère ? me disait-il. Je suis content de te voir. »

Les autres me regardaient, me tapaient sur l’épaule et m’appelaient citoyen beau-frère, cousin Michel, patriote de la montagne, comme s’ils m’avaient connu depuis dix ans.

De grandes marmites bouillaient sur le feu, la bonne odeur des viandes se répandait partout ; et quand, au bout d’une heure, on s’assit autour de la table pour dîner, c’était un véritable festin d’aristocrates que nous allions faire. Jamais je n’ai mangé de meilleures choses en tous genres, particulièrement en jambons et saucisses, — nous étions au pays de Mayence ! — ni bu de meilleur vin : c’était bien sûr du vin d’évêques ou de chanoines ; et malgré l’idée que tout cela venait du pillage, la satisfaction et le contentement des fédérés finirent par me gagner ; je me disais :

« Bah ! le vin est tiré !… Il serait bu tout de même !… Autant qu’il me fasse du bien qu’aux autres ! »

Cette nuit-là j’ai connu la malice des Parisiens ; c’est là que je les ai entendus rire, se moquer des rois, des princes, des évêques, et puis chanter des chansons qu’on n’oserait jamais répéter ; ça leur venait naturellement. IL y en avait même un grand borgne, qui se mit à chanter des airs de tendresse et d’amour, en