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Histoire d’un paysan.

tomber. Enfin la petite porte du milieu s’ouvrit par bonheur, et cinq ou six de nos grenadiers passèrent aussitôt dessous, en se baissant. Les Autrichiens s’étaient retirés ; toute notre compagnie passa ; les Bretons nous suivirent.

Nous croyions avoir partie gagnée en tirant les verrous et poussant la grande porte ; mais voyez la misère de ce monde ! à cent pas plus loin, de l’autre côté d’un fossé traversé par un pont, se trouvait une seconde porte aussi solide que la première ; nous n’étions maîtres que de l’avancée, il fallait maintenant emporter le corps de la place. C’est ce que je me rappelle de plus terrible, car aussitôt le feu roulant commença sur nous des remparts, et nous serions restés là jusqu’au dernier, si Custine n’était arrivé au galop avec deux obusiers, qu’il fit mettre en batterie sous la voûte.

Cinq minutes après la seconde porte tombait en morceaux, et notre bataillon débouchait dans la grande rue de Spire, au milieu d’une fusillade épouvantable. Les Autrichiens s’étaient barricadés dans les maisons ; toutes les fenêtres étaient pleines de fumée, où leurs fusils ne faisaient que se lever et s’abaisser. Meunier nous cria de les déloger, pour laisser défiler la colonne ; et, pendant qu’on exécutait cet ordre, qu’on enfonçait les portes, qu’on livrait bataille aux kaiserlicks dans les corridors, dans les escaliers, dans les chambres, dans tous les recoins, à coups de crosse et de baïonnette ; pendant qu’on poursuivait ces pauvres diables jusque dans les greniers, et qu’ils criaient : «  Pardône, Françôse !   » toute notre colonne entrait en ville au pas de charge, ses canons en tête, pour mitrailler ce qui voudrait lui barrer le passage. Au bout d’un quart d’heure la place était pleine de nos troupes : cavalerie, artillerie, infanterie ; et trois mille cinq cents Autrichiens, avec leur commandant Winckelmann, mettaient bas les armes. Quatre cents autres périrent en essayant de traverser le Rhin à la nage. Nous étions aussi maîtres des magasins, car, sauf sa caisse, l’ennemi n’avait eu le temps de rien évacuer de l’autre côté du Rhin.

Et maintenant est-ce que j’ai besoin de vous raconter l’enthousiasme de cette première victoire, le plaisir de se tâter en pensant : «  J’ai conservé mes quatre membres ; tout est encore en bon état ! » Et la joie d’annoncer la bonne nouvelle à Chauvel, à Marguerite, à mon père ! Oui, c’était une grande satisfaction d’en être réchappé.

Je me rappelle que sur la grande place, Custine, au milieu de tous les bataillons, escadrons et régiments formés en carré, nous prononça des paroles de contentement et d’éloges.

Il avait la voix forte ; mais au milieu de tous les cris de cette foule, on ne pouvait pourtant pas le comprendre. Seulement les capitaines de chaque compagnie, après le général, nous glorifièrent de n’avoir rien pris ni pillé, comme ç’aurait été naturel, puisque la ville était enlevée de vive force. C’est ce qu’ils nous dirent ; et cela fit plus de mal que de bien, car personne n’y aurait pensé, et alors beaucoup d’entre nous se firent d’autres idées sur la guerre, et se repentirent de n’avoir pas profité de l’occasion.

Enfin voilà le combat de Spire, — notre première affaire, — où le bataillon perdit quarante-deux hommes. Maintenant vous allez voir autre chose.

Les commissaires ordonnateurs frappaient des contributions sur l’évêque et les chanoines, au profit de la nation ; le peuple et les bourgeois fraternisaient avec nous, et l’on parlait déjà d’aller visiter les magasins de Worms, qu’on disait encore plus grands et mieux approvisionnés que ceux de Spire, quand il arriva du nouveau.

Le deuxième jour, vers six heures du matin, comme je me promenais en ville, tout à coup j’entends battre la générale. Aussitôt l’idée me vient qu’on nous attaque ; je cours à la caserne, notre bataillon venait de partir. Je monte prendre mon fusil, ma giberne, et je descends quatre à quatre. Tout le long de mon chemin, je voyais des grenadiers et des volontaires, sortir en courant des églises et des boutiques avec des paquets ; des bourgeois sortaient aussi de leurs maisons, en criant : «  Au voleur ! » enfin le pillage commençait.

La générale continuait sur la place d’Armes. Je me dépêchais lorsque, en passant dans une petite rue où se trouvait un magasin de vivres, je vis une charrette de cantinière stationner à la porte, une charrette à deux roues, attelée d’un petit cheval à longue crinière et couverte de toile grise. Sur le devant de cette carriole, une grande femme maigre, en bras de chemise et petite jupe rouge, les cheveux blonds tortillés sur la nuque, recevait les barils de vivres, et les caisses de toute sorte qu’un volontaire lui tendait par la fenêtre. Elle fourrait tout cela sous la toile de sa voiture, en se dépêchant comme quelqu’un qui fait un mauvais coup. Il y avait une guérite à côté de la porte du magasin, mais elle était vide ; la sentinelle travaillait bien sûr avec les camarades dans les églises ou dans les boutiques du voisinage.

En voyant qu’on pillait les magasins que nous avions eu tant de peine à gagner deux jours avant, je m’arrête indigné ; je m’approche de cette femme et qu’est-ce que je reconnais ?…