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Histoire d’un paysan.

Comme nous retournions au bivac, le père Jean-Baptiste et moi, notre grand quartier de viande pendu au milieu d’une perche sur nos épaules, des centaines de feux brillaient déjà dans la prairie, le long de la Spire ; des tourbillons de fumée couvraient la plaine ; on riait, on regardait bouillir la marmite. Au bout d’une heure et demie tout était cuit et mangé. Nous repartîmes de là sans nous inquiéter du reste ; les paysans nous avaient vu passer : ils étaient ruinés pour vingt ans.

Je me rappelle qu’à partir de ce village, une longue chaîne de montagnes boisées défilait sur notre gauche ; un vieux château s’élevait sur ces montagnes à mi-côte, et Marc Divès qui avait fait la contrebande avec son père entre Forbach et Mayence, disait que c’était Neustadt.

Nous ne suivions pas la grande route, mais des chemins de traverse très-difficiles, surtout pour les canons et les convois ; il fallait pousser aux roues ; quelquefois six et sept chevaux avaient de la peine à tirer nos petites pièces des ornières.

Vers onze heures nous vîmes à droite, près du Rhin, une longue file de troupes, principalement de la cavalerie, qui suivait la même direction que nous ; d’abord on crut que c’était l’ennemi ; mais on apprit bientôt que deux autres colonnes de patriotes arrivaient, l’une par Weingarten et l’autre le long du Rhin, par Germersheim. Les deux chemins, S’embranchaient plus loin.

Nous venions à peine de voir cette colonne, que plusieurs camarades découvraient les clochers d’une ville dans un des tournants du Rhin ; ils les montraient, on s’arrêtait et l’on criait :

« Voici les magasins ! Les voilà… nous les tenons ! »

Et, malgré la fatigue d’une si longue marche, on levait les chapeaux, tout joyeux. Moi, j’étais dans la compagnie des grenadiers et je vois encore mon grand plumet rouge en forme de poire se balancer au bout de mon bras. Notre satisfaction était extraordinaire. Toute la file des canons, des caissons, des bagages se resserra ; les chevaux eux-mêmes avaient l’air de comprendre qu’on approchait des magasins, peut-être parce que leurs conducteurs tapaient dessus avec plus de courage.

L’autre colonne était commandée par Neuwinger, un ancien officier rengagé six mois avant comme volontaire, et que la république venait de nommer maréchal de camp. Nous arrivâmes presque ensemble sur la grande route de Worms à Spire, qui descend droit vers le Rhin. Alors les clochers, et même les maisons

de Spire, avec les vieux remparts decrépits, et plus loin, derrière, le fleuve couvert de bateaux, se voyaient à mille ou douze cents pas sur notre droite.

En voyant cela, les deux colonnes arrêtées se mirent à chanter la Marseillaise. Neuwinger, Houchard, Custine, tous des enfants du pays, allaient nous conduire au feu. Neuwinger, natif de Phalsbourg, vint aussitôt serrer la main du commandant Meunier ; il passa devant nous à cheval, en criant :

« Eh bien, ceux du district de Sarrebourg vont se montrer aujourd’hui, j’espère ! »

Il riait ; nous lui répondîmes par un cri de « Vive la république ! Vive la liberté ! »

Au même instant nous recevions l’ordre de descendre de la route et de marcher sur Spire, en bataille. Nous ne voyions pas encore l’ennemi quand, en regardant à droite de la ville, nous découvrîmes derrière des haies et de petits murs de jardins qui s’étendaient jusqu’aux remparts, une grande ligne d’habits blancs. J’avais alors mes yeux de vingt ans, et, malgré la distance, je reconnus que ces Autrichiens mettaient des canons en batterie, derrière des tas de terre fraîchement remuée. Sur le devant de la ville, entre deux vieilles tours, au bout de notre route, je découvris aussi une foule de monde, hommes et femmes, des bourgeois sans doute, venus là pour observer ce qui se passait. Mais cette foule ne resta pas longtemps dehors ; à mesure que nous approchions, elle rentrait par la vieille porte en courant.

Il pouvait être deux heures ; le temps s’était éclairci, nous avancions en ligne de bataille à travers les champs ; chaque bataillon avait deux petites pièces de huit et seize canonniers pour les servir ; on allait au pas accéléré, des tas de boue aux talons et le fusil sur l’épaule. La cavalerie, dragons, chasseurs et hussards, se déployait sur les côtés ; le Rhin débordé, avec les haies, les arbres et les petites hauteurs dans l’eau, se déroulait autour de nous. On n’entendait que le pas des escadrons et des bataillons. Et comme nous avancions ainsi, le nez en l’air, regardant les Autrichiens, voilà qu’une grande ligne de fumée blanche s’élève tout à coup sur la côte ; en même temps des boulets passent au-dessus de nous avec des ronflements terribles, et deux secondes après le bruit de la décharge retentit comme un coup de tonnerre. Je n’avais jamais rien entendu de pareil.

Tous nos officiers parcouraient le front des troupes, en criant :

« Halte ! Halte ! En bataille !… »

Le 2e chasseurs et le 17e dragons, à droite, partirent pour tourner la colline ; mais dans

cette direction le Rhin s’étendait comme un