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Histoire d’un paysan.

pleuvait à verse, mais cela n’empêcha pas le général de faire battre le rappel, d’ordonner à la cavalerie de monter à cheval, à l’infanterie de boucler le sac et de partir tout de suite, les uns par le chemin de Germersheim, les autres par celui de Weingarten. Nous avions alors ce que nous voulions, nous devions être contents. Chacun comprenait que pour une surprise c’était bien le meilleur ; que les espions, s’il en existait à Landau, n’auraient pas le temps d’aller prévenir l’ennemi d’évacuer ses magasins ; que nous arriverions aussi vite qu’eux.

Oui, c’était bien vu ; mais après la distribution des cartouches quand chaque bataillon se mit à défiler l’un après l’autre dans la nuit, sous les vieilles portes garnies de herses ; qu’on entendit les pas rouler sur les deux ponts, au milieu du vent et de la pluie ; et qu’une fois hors des avancées il fallut s’habituer, à voir clair dans cette obscurité, sans presque reconnaître les chemins, avec l’eau qui vous coulait du chapeau comme une gouttière ; et ce bruit de pas qui vont, qui vont toujours sans s’arrêter durant des heures ; le hennissement des chevaux derrière, attelés aux canons ; et pas une étoile au ciel, pas un rayon de lune dans les nuages sombres qui s’étendent ; alors le plaisir d’aller surprendre les magasins n’était plis si grand !

Tout ce que je me rappelle de cette route, où l’on ne se voyait pas l’un l’autre, où l’on ne pouvait pas allumer une pipe de tabac, à cause de la pluie et du vent, c’est que d’heure en heure des cavaliers filaient près de notre colonne en nous criant :

« Allons… allons… pressons le pas ; il faut arriver au petit jour. »

Un camarade disait :

« Il est minuit… une heure… deux heures… »

Et la pluie ne finissait pas ; elle faisait un grand murmure dans ces champs.

Lorsqu’on traversait un village, les chiens d’abord aboyaient, mais, en voyant tant de monde, ils se cachaient, et nous défilions sans voir une âme. Une fois seulement je me souviens avoir passé près d’une maison où l’on cuisait du pain ; les petites fenêtres étaient éclairées ; la bonne odeur du pain frais faisait dire à chacun de nous en tournant la tête :

« Ça sent bon, ici ! »

Et longtemps après avoir traversé ce village, Je pensais encore au four de maître Jean, me représentant la cuisine des Trois-Pigeons, la bonne chaleur, le feu rouge qui reluisait sur les casseroles, la galette au lard et le reste !… Je me disais en moi-même que sans l’amour de la liberté, j’aurais mieux aimé me trouver là-bas,

les pieds dans mes sabots, derrière le poêle, que sur la route, les cuisses et le dos mouillés comme dans une rivière. Combien de fois ces pensées me sont revenues depuis et je suis sûr que tous les camarades en pensaient autant. C’est plus fort que soi : en marche la nuit, l’idée du village et des bonnes gens vous revient toujours.

Enfin nous avions déjà fait plus de sept lieues depuis notre départ de Landau, lorsque le petit jour pâle, au loin comme une raie blanche sur la terre sombre, nous prévint qu’il pouvait être quatre heures du matin. La vue du jour nous réjouit, et le père Jean-Baptiste, qui marchait à côté de moi comme un jeune homme, malgré ses cheveux gris et son gros sac en peau de vache, me dit d’un air de bonne humeur :

« Eh bien, Michel, nous approchons… Pourvu que ces gueux de kaiserlicks n’aient pas évacué leurs magasins ! »

À mesure que le jour montait, nous voyions au bout de la grande plaine des endroits où la lumière brillait ; c’était le Rhin débordé. Et regardant les camarades crottés jusqu’à la nuque ; les officiers à cheval sur la route grasse et luisante ; derrière nous les canons et des caissons, avec leurs ornières brillantes à perte de vue ; les dragons avec leurs grands manteaux blancs serrés sur les jambes, leurs chapeaux affaissés ; devant, les hussards, les chasseurs mouchetés de boue ; tous en marche et pourtant comme arrêtés dans cette grande plaine, en voyant ces choses, on ne pouvait pas s’empêcher de penser :

« Nous voilà bien cinq à six mille, et nous n’avons pourtant l’air de rien. »

À sept heures nous arrivâmes près d’un grand village où l’on s’arrêta pour faire la soupe ; tout le corps d’armée, cavalerie et infanterie, bivaquait dans les environs ; les canons et les bagages seuls restèrent sur la route.

À peine nos fusils en faisceaux, je fus de corvée avec Jean-Baptiste Sôme. C’est dans ce village que j’ai vu pour la première fois réquisitionner le bois, le pain, la viande, etc. ; c’est là que j’ai vu des malheureux lever les mains au ciel, pendant que leurs bœufs et leurs vaches sortaient des écuries, qu’on les abattait dans la rue, qu’on les dépouillait et qu’on les partageait en quartiers, par compagnie. Chaque escouade recevait sa part, le caporal en tête, et l’on partait aussitôt. Custine, que la moitié du village entourait en criant, en gémissant, disait :

« Hé mes amis, c’est la guerre. Vos ducs, vos rois et vos empereurs l’ont voulue ; allez

vous plaindre auprès d’eux ! »