nouvelles étaient vraies : que Lafayette avait voulu marcher sur Paris, pour exterminer les jacobins et rétablir le roi ; que l’Assemblée nationale, entraînée par les montagnards, l’avait déclaré traître à la patrie, et qu’il venait de se sauver dans les Pays-Bas. Dumouriez le remplaçait à l’armée du Nord ; Kellermann allait prendre le commandement de l’armée du centre, à Metz, et Luckner celui de la réserve, à Châlons. On savait que l’ennemi nous envahissait ; qu’il avait fusillé les patriotes à Sierck, et qu’il bombardait Longwy ; que les Vendéens se soulevaient, enfin que tout marchait ensemble, comme on devait s’y attendre : l’invasion, la trahison et la guerre civile !
On se figure combien d’idées vous passaient par la tête en apprenant ces choses désolantes : le plan de Bouillé, du comte d’Artois, des évêques et des nobles se montrait.
Il fallait vaincre ou mourir !
Aussi quelle satisfaction, quand on sut que les commissaires de l’Assemblée nationale, de simples citoyens élevés par nous-mêmes, après avoir demandé le nouveau serment aux officiers supérieurs, venaient de casser comme des allumettes, messieurs Joseph Broglie, colonel du 2e régiment de chasseurs à cheval, et Villantroy, second colonel, qui le refusaient, et de nommer à leur place les commandants Houchard et Coustard, connus dans leur régiment pour de vrais patriotes et de braves soldats ! Voilà des choses qu’on n’avait pas encore vues et qui vous donnaient le respect de la nation. Rien qu’à regarder la figure des lieutenants et des capitaines, on reconnaissait que cela changeait leurs idées sur la force du peuple, et qu’ils allaient prêter serment avec enthousiasme.
Je n’ai pas besoin de vous parler des sous-officiers et des soldats ; ils étaient dans la joie, cela va sans dire.
Quand on battit le rappel à deux heures, pour la revue des commissaires, c’est alors qu’il aurait fallu voir avec quel ordre et quelle précision on défilait, et comme on criait : « Vive la nation ! Vivent les commissaires ! Vivent la commune de Paris et l’Assemblée nationale ! »
Je me représente encore ce grand carré de sabres et de baïonnettes autour de la place d’Armes ; les compagnies qui suivent les compagnies ; les escadrons qui piaffent derrière les escadrons ; les pièces de campagne dans les intervalles ; et au milieu du carré les trois commissaires : Carnot et Prieur, en uniforme d’officiers du génie, Ritter, le grand sabre accroché au baudrier noir, sous le bras, l’écharpe tricolore en ceinture, le grand chapeau
rond à larges bords, avec ses trois plumes bleu, blanc et rouge ; des élus du peuple que les colonels et les généraux accablaient de cérémonies !
Eux, ils n’y faisaient pas même attention. Ce qu’ils voulaient connaître, c’étaient les besoins du soldat ; ils écoutaient toutes les réclamations ; ils les inscrivaient.
Le plus beau de cette revue, ce qui me donna la plus grande idée du peuple souverain, c’est quand les représentants, d’une voix forte, en passant devant les bataillons, nous criaient :
« Vous jurez de maintenir la liberté, l’égalité, ou de mourir à votre poste ! »
Et que nous, l’arme au bras, la main droite en l’air, nous répondions ensemble : « Je le jure ! » les uns tout pâles, les autres des larmes dans les yeux.
Ah ! nous savions alors ce que nous jurions ; nous savions que c’était notre bonheur à tous, depuis le premier jusqu’au dernier ; celui de nos parents, de nos familles, en même temps que l’honneur de la patrie.
Mais il faut maintenant que je vous raconte une chose qui me regarde en particulier, et qui vous montrera encore bien mieux la fraternité des représentants pour le peuple.
Vers huit heures, la revue était finie, nous. avions défilé en criant « Vive la liberté ! À bas les aristocrates et les officiers de cour ! À bas les intrigants ! Vive la justice ! » Toute la ville bourdonnait de cris et de chansons. Nous autres, à la chambrée, après avoir mangé la soupe, nous nous moquions des cartouches jaunes que les officiers nobles venaient de recevoir : à chacun son tour ! Et comme nous étions là, le sergent de garde entra, disant que les commissaires de l’Assemblée nationale demandaient à voir Michel Bastien. Naturellement je crus que c’était une farce, et les camarades le crurent aussi ; nous riions tous ; mais le sergent ayant dit que c’était sérieux, et qu’un hussard m’attendait sur la porte, je décrochai mon chapeau et je repassai le baudrier sur mon épaule.
J’avais l’idée qu’on faisait erreur, que les commissaires demandaient un autre Bastien ; il n’en manque pas au pays. Mais en bas, l’estafette, à cheval sous la lanterne, me montra l’ordre écrit, et je lus : « Michel Bastien, volontaire au premier bataillon de la montagne. » Je me mis donc à marcher près du hussard, un vieux à grosse queue grise, des balles de mousquet pendues à ses cadenettes et l’air méfiant ; il me regardait de côté du haut de son cheval, se figurant sans doute que j’avais fait un mauvais coup et que j’allais essayer de
me sauver.