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Histoire d’un paysan.

ceux de beaucoup d’autres, qui formaient la nouvelle Commune, je me dis que ces hommes ne laisseraient pas périr la patrie ni la liberté ; qu’il faudrait les exterminer tous, et qu’alors nous-mêmes nous ne serions plus de ce monde.

II

Après l’affaire du 10 août, on apprit que l’Assemblée législative, poussée par la nouvelle commune, avait décrété l’abolition des costumes religieux, le divorce, la réorganisation de la garde nationale, où tous les citoyens devaient être admis ; la vente à rente et par petites portions des biens de l’église et de l’émigration, pour donner aux pauvres gens le moyen d’en acheter sans être forcé de payer tout de suite ; et enfin l’ordre aux ecclésiastiques qui n’avaient pas voulu prêter le serment, de sortir du royaume dans la quinzaine, sous peine d’être transportés à la Guyane. Elle avait aussi décrété que les pères et mères des émigrés seraient retenus comme otages jusqu’à la paix, et qu’un tribunal criminel jugerait ceux qui avaient fait tirer sur le peuple.

Naturellement ces lois réjouissaient les patriotes ; on pensait : « La révolution marche… les gueux sont abattus. »

Mais en même temps le bruit courait que Lafayette, général en chef de l’armée des Ardennes, refusait de reconnaître la révolution du 10 août ; que les ennemis avaient commencé leur invasion dans le Nord ; et que la Vendée, travaillée par les nobles et les prêtres, n’attendait que l’entrée des Prussiens en Champagne, pour se soulever contre la nation. Toutes ces mauvaises nouvelles répandaient une grande inquiétude dans le pays.

L’automne s’approchait, les brouillards du Rhin couvraient le Palatinat ; les marais de la Queich fumaient comme une cuve. Tous les jours des détachements partaient à la découverte, principalement de la cavalerie ; les paysans racontaient au marché, que les Prussiens et les Autrichiens filaient en masse du côté de Thionville, et qu’une forte colonne tournait autour de la ville, pour gagner la Lorraine. On apprenait aussi que des commissaires de l’Assemblée nationale avaient inspecté les lignes de Wissembourg, et que l’un d’eux, le citoyen Carnot, commandant du génie, faisait élever de nouvelles redoutes.

Alors les postes étaient doublés, les pièces sur les remparts étaient approvisonnées ; les sentinelles dans leurs guérites, à la pointe des

demi-lunes, observaient le pays à travers le brouillard. Quelques patrouilles ennemies, uhlans et pandours, couraient la plaine en tiraillant, comme pour dire :

« Nous voilà !… nous arrivons !… »

On attendait.

Vers ce temps, un matin, j’étais de garde à la porte d’Albertsweiler ; les dernières sorties avaient ramené le bétail des environs, les ponts restaient levés et les barrières fermées. Nos hommes se tenaient au corps de garde. Nous avions reçu deux jours avant le long habit bleu à revers rouges des volontaires, le pantalon des sans-culottes et le chapeau à cornes. Chaque fois que l’un ou l’autre montait faction, il prenait aussi le grand manteau de laine grise, mais tout cela n’empêchait pas la brume de vous refroidir jusqu’à la moelle des os. Les camarades, assis autour du poêle, le dos penché et l’air rêveur, fumaient leur pipe ; les plus dégourdis se promenaient entre les deux ponts, battant de la semelle, et sifflant un petit air pour chasser les idées tristes. C’était la vie de garnison, la plus ennuyeuse de toutes ; mais elle ne devait pas durer longtemps pour nous et je m’en réjouis encore, car, au bout de cinq ou six ans d’une existence pareille, les plus malins deviennent bêtes.

Enfin il pouvait être neuf heures du matin, et l’on devait nous relever à midi, quand le canon se mit à tonner du côté d’Impflingen ; il tirait lentement, coup sur coup ; les petites vitres du corps de garde en tremblaient. Tout le poste sortit étonné, nous écoutions, pensant que c’était une attaque par surprise ; Mais mon camarade de lit, un vieux volontaire tout gris, sec et maigre comme un hareng saur, nous dit que ces coups de canon sans fusillade auxquels personne ne répond, ne signifiaient rien ; qu’on les tirait pour les maréchaux de France ou les princes du sang. Et ce vieux, qui s’appelait Jean-Baptiste Sôme, ne se trompait pas ; seulement la mode des maréchaux de France et des princes du sang étail passée pour longtemps : le portier-consigne, en arrivant de la place, nous apprit que les commissaires de l’Assemblée nationale entraient par l’autre porte, du côté de Wissembourg, et que le général Gustine leur faisait honneur.

Nous rentrâmes donc dans le poste, et vers midi la garde montante nous ayant relevés, nous reprîmes le chemin de la ville, bien curieux de voir les commissaires, dont chacun se faisait une idée à sa manière. Ils étaient alors à la mairie, tout l’état-major de la place allait les voir en grande tenue.

Comme nous arrivions à la caserne, on savait

déjà par les dépêches que les mauvaises