Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
229
Histoire d’un paysan.

nêtes gens en furent indignés ; des centaines de pétitions arrivèrent à l’Assemblée nationale, demandant la destitution du roi ; mais les meilleurs députés se trouvaient dans les départements, pour encourager l’enrôlement des volontaires ; ce qui restait à l’Assemblée ne voulait pas écouter les justes plaintes du peuple ; et dans ce moment même, comme on le sut plus tard, les chefs des girondins s’entendaient sous main avec le roi, qui leur promettait des places de ministres.

Les sections de Paris, voyant que nos députés ne faisaient rien pour sauver la patrie, déclarèrent : « Qu’elles attendraient encore avec patience jusqu’au jeudi 9 août, onze heures du soir, que l’Assemblée eût prononcé sur la déchéance, mais que si justice n’était pas faite au peuple par le Corps législatif, ce même jour, à minuit, le tocsin sonnerait, la générale battrait et tout se lèverait à la fois ! » C’était franc et brave !

Pour toute réponse, l’Assemblée donna l’ordre au ministre de la guerre d’envoyer sur-le-champ au camp de Soissons tous les fédérés des départements, qui se trouvaient à Paris ; et le même jour, 406 voix contre 224 rejetèrent la proposition de mettre en accusation le général Lafayette.

Aussitôt Danton, Camille Desmoulins, Barbaroux, le chef des fédérés marseillais, Panis, Sergent, Bazire, Merlin de Thionville, Santerre, Westerman, etc. etc., tous les patriotes qui voulaient sauver la liberté ou mourir avec elle, soulevèrent le peuple. Les sections, réunies dans la nuit du 9 au 10 août, nommèrent chacune trois commissaires, « avec pleins pouvoirs pour sauver la chose publique, » et Danton fit sonner le tocsin.

Le château des Tuileries était plein de Suisses, de gentilshommes et d’autres gardes prêts à le défendre. Mais Louis XVI, qui se doutait bien que si le peuple l’emportait, il vengerait la mort de ses frères, au lieu d’attendre l’attaque, commença par se mettre au sec, avec la reine et le dauphin, en allant à l’Assemblée nationale et disant qu’il voulait épargner un grand crime aux insurgés.

Il paraît que ce roi ne pensait pas comme le dernier hardier de village, qu’il est honteux de laisser défendre son bien par les autres, et de sacrifier leur vie, en se retirant soi-même du danger.

Enfin, Leurs Majestés parties, le peuple, commandé par Westermann, était arrivé sous le feu roulant des Suisses qui garnissaient toutes les fenêtres. Les patriotes avaient d’abord reculé, mais ensuite ils étaient revenus furieux à la baïonnette, ils avaient mis le feu à la ca-

serne

des Suisses et s’étaient précipités dans les bâtisses, en massacrant domestiques, valetaille, gentilshommes, tout ce qui se rencontrait. On précipitait les malheureux Suisses par les fenêtres, on les fusillait dans les cours, dans les rues, dans les jardins ; déjà deux cents fédérés marseillais, cent fédérés bretons, cinq cents Suisses, mille gardes nationaux et citoyens des faubourgs, mille nobles et domestiques couvraient de leurs corps les pavés, les escaliers, les planchers du château, ou brûlaient sous les décombres de la caserne, et Sa Majesté Louis XVI, au lieu d’aller soutenir ses défenseurs, restait dans sa cachette à l’Assemblée nationale. Les gazettes de ce temps-là disaient qu’il y mangeait de bon appétit ; mais ce n’est pas croyable, ce serait trop dégoûtant de penser qu’une nation courageuse comme la France avait des maîtres pareils.

Pendant le massacre, les patriotes continuaient d’arriver à l’Assemblée pour demander la destitution du roi, mais nos députés, avant de répondre, voulaient savoir qui du peuple ou des Suisses aurait le dessus : c’était plus sûr.

Finalement, sur les deux heures de l’après-midi, le peuple ayant tout détruit au château, s’avançait sur l’Assemblée ; alors elle obéit aux ordres de la nouvelle Commune, et le girondin Vergniaud, qui la présidait, proclama la suspension provisoire de Louis XVI, et la convocation d’une Convention nationale. Elle rendit ensuite un décret, invitant tous les Français à se réunir dans les assemblées primaires, le 26 août, pour nommer les électeurs, et ceux-ci, dès qu’ils seraient nommés, à procéder le 2 septembre aux élections des députés, qui devaient arriver à Paris le 20 de ce même mois.

Il n’était plus question de citoyens actifs et passifs ; je vis que Chauvel, président de notre club, connu de tout le pays aux environs de Phalsbourg, pourrait être nommé représentant du peuple à la Convention ; cela me fit plaisir. Mais du 10 août au 20 septembre il y a quarante jours, et dans ces quarante jours, avec tous les ennemis qui nous entouraient, depuis anvers jusqu’à Nice en Italie, la Commune révolutionnaire de Paris, composée de tous les commissaires nommés par les sections dans la nuit du 9 au 10 août, restait seule maîtresse. Tout le monde comprit que ce serait un terrible moment à passer.

Heureusement Chauvel et Marguerite, dans leurs lettres lorsqu’ils étaient à Paris, nous avaient souvent parlé de Robespierre, de Bazire, de Merlin, de Sergent, de Santerre, comme de solides patriotes, et quand je reconnus

leurs noms dans les gazettes, avec