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Histoire d’un paysan.

venir et celle vue me donnait une telle épouvante, qu’en arrivant à notre baraque, je me jetais contre la porte comme un perdu.

Le pauvre père était là, près de l’âtre, dans son vieux pantalon de toile tout rapiécé, et s’écriait :

« Oh ! mon enfant, que tu viens tard ! Tous les autres dorment ; tu as donc encore écouté lire la gazette ?

— Oui, mon père, tenez ! »

Je lui mettais dans la main le morceau de pain que maître Jean me donnait toujours après souper. Il le prenait et me disait :

« Eh bien, couche-toi, mon enfant ; mais ne rentre plus si tard, tant de loups courent le pays !

Je me couchais à côté de mes frères, dans la grande caisse remplie de feuilles, une vieille couverture toute déchirée par-dessus.

Les autres dormaient, à force d’avoir couru mendier dans les villages et sur les grandes routes. Moi, je veillais encore longtemps, écoutant passer les coups de vent, et quelquefois, au loin, un bruit sourd au milieu du grand silence : les loups attaquaient une étable, ils sautaient à huit et dix pieds contre les lucarnes et retombaient dans la neige ; puis tout à coup deux ou trois cris terribles s’entendaient ; toute la bande descendait la rue comme le vent : ils avaient pris un chien et couraient le dévorer sous les roches.

D’autrefois je frissonnais de les entendre souffler et gratter sous notre porte. Le père alors se levait, il allumait une torche de paille sur l’âtre, et ces bêtes affamées s’en allaient plus loin.

J’ai toujours cru que les hivers en ce temps étaient plus longs que de nos jours et bien plus rigoureux. La neige montait souvent à deux et trois pieds, elle tenait Jusqu’en avril, à cause des grandes forêts, qu’on a défrichées depuis, et des étangs sans nombre que les couvents et les seigneurs laissaient en eau dans les vallées, pour n’avoir pas besoin de les planter et de récolter tous les ans. C’était plus commode. Mais ces grandes masses d’eau, ces bois et ces marais entretenaient l’humidité dans le pays et refroidissaient l’air.

Maintenant que tout est partagé, labouré, ensemencé, le soleil entre partout, et le printemps fleurit plus vite ; c’est ce que je pense. Mais, que ce soit pour cette raison ou pour une autre, tous les anciens vous diront que les froids arrivaient plus tôt, qu’ils finissaient plus tard, et que tous les ans des bandes de loups attaquaient les écuries, et venaient enlever les chiens de garde jusque dans la cour des fermes.

IV

Or, à la fin d’un de ces longs hivers, quinze jours ou trois semaines après Pâques, il arriva quelque chose d’extraordinaire aux Baraques. Ce jour-là, j’avais dormi tard, comme il arrive aux enfants, et je me dépêchais de courir à l’auberge des Trois-Pigeons, dans la crainte d’être grondé par Nicole. Nous devions récurer le plancher de la grande salle avec de l’eau de lessive, ce qui se faisait toujours au printemps, et puis trois ou quatre fois dans l’année.

On ne pouvait pas encore conduire les bêtes à la pâture, la neige commençait seulement à fondre derrière les haies ; mais il faisait déjà chaud, et tout le long de la rue on ouvrait les portes et les lucarnes des maisons, pour renouveler l’air ; on poussait les vaches et les chèvres hors des écuries, pour sortir le fumier et laver les étables. Claude Huré remettait une cheville à Sa charrue, sous le hangar ; Pierre Vincent repiquait la selle de son bidet ; le temps des labours approchait, chacun s’apprêtait d’avance ; et les vieux, leur petit Benjamin sur le bras, respiraient aussi, devant la hutte, le bon air qui venait des montagnes.

C’était un beau jour, un des premiers de l’année.

Comme j’approchais de l’auberge, dont toutes les fenêtres en bas étaient ouvertes, je vis la bourrique du père Bénédic attachée à l’anneau de la porte, sa grande cruche de fer-blanc sur le dos, et ses deux paniers d’osier sur les hanches.

L’idée me vint que le père Bénédic prêchait chez nous, selon son habitude, lorsque des étrangers remplissaient l’auberge, et qu’il espérait leur tirer quelques liards. — C’était le frère quêteur du couvent de Phalsbourg, un vieux capucin, la barbe jaune et dure comme du chiendent, le nez en forme de figue, avec de petites veines bleues, les oreilles plates, le front en arrière, les yeux tout petits, sa robe de bure si râpée, qu’on pouvait en compter tous les fils, le capuchon en pointe, jusqu’au bas du dos, et les orteils crasseux hors de ses savates. Avant d’entendre sa clochette, on sentait déjà l’odeur de la soupe et du vin.

Maître Jean ne pouvait pas le souffrir, mais la mère Catherine lui conservait toujours un bon morceau de lard, et quand le parrain se fâchait, elle lui répondait :

« Je veux avoir mon banc dans le ciel, comme à l’église ; tu seras bien content de