Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
214
Histoire d’un paysan.

t’on porté dans la servitude, te portent à travers les baïonnettes de nos ennemis !… Qu’ils te tiennent haut ; qu’ils ne te laissent jamais pencher, et que tu deviennes l’épouvante de ceux qui veulent rattacher le peuple à la glèbe ; que ta vue les fasse frémir, et que les siècles apprennent que de l’abaissement le plus grand, par la fermeté, le courage, les vertus de tes défenseurs, tu es arrivé à la plus haute gloire ! »

Après cela, Chauvel tout pâle, se tournant vers ceux qui l’écoutaient en frémissant, s’écria :

« Volontaires, enfants du peuple, vous jurez de défendre ce drapeau jusqu’à la mort ?… ce drapeau qui vous représente la patrie et la liberté ; ce drapeau qui vous rappelle les souffrances de vos anciens ; vous le jurez ?… Répondez-moi !… »

Et tous ensemble nous répondîmes comme le tonnerre :

« Nous le jurons !

— C’est bien, dit-il alors, au nom de la patrie j’accepte votre serment ; elle se repose sur vous et vous bénit tous ! »

Il dit ces choses avec force, mais simplement ; sa voix s’étendait au loin et chacun pouvait l’entendre.

Après cela Chauvel descendit de la roche ; et presque aussitôt un grand nombre de gens qui n’étaient pas les proches parents des volontaires, se mirent en route pour leurs villages : car un gros nuage gris s’avançait de la Petite-Pierre, et, par la chaleur qu’il faisait, on pensait qu’une averse allait venir.

Chauvel fit battre le rappel, et comme nous étions formés en cercle autour de lui, de maître Jean et des maires, il nous dit que les élections de nos officiers et sous-officiers, décrétées par l’Assemblée législative, se feraient par nous-mêmes à notre arrivée au camp ; mais qu’en attendant il était bon de nous nommer un chef pour maintenir l’ordre dans la marche, la distribution des logements, l’heure des départs et le reste. Il nous conseillait donc d’en choisir un, et cela se fit tout de suite. Les montagnards avaient choisi le sabotier Hullin ; ils criaient :

« Hullin ! »

Tout le monde répéta le même nom, et Hullin fut notre chef jusqu’au camp de Rixheim. Il n’avait pas grand’chose à faire que nous presser, et, quand nous arrivions quelque part, d’aller à la mairie demander les logements et les vivres.

Mais à cette heure il est temps que je vous parle de la séparation. Vers midi, comme le ciel devenait toujours plus sombre, et qu’on entendait ce grand frémissement des bois où

toutes les feuilles tremblent sans le moindre coup de vent, lorsqu’un orage s’approche. Hullin, qui se trouvait parmi les maires, descendit dans le chemin et fit battre le rappel. En ce moment chacun comprit que c’était le départ ; les maires, Chauvel, M. le curé Christophe, mon père, tout le monde descendait dans le chemin au pied de la côte. Moi, je regardai Marguerite un instant, comme pour la conserver dans mon cœur durant ces trois ans où je ne la verrais plus. Elle me regardait aussi, les veux troubles. Je lui tenais la main et je sentais qu’elle voulait me retenir.

« Allons, lui dis-je, embrassons-nous. »

Et je l’embrassai ; elle était toute pâle et ne disait rien. Je pris mon sac dans les bruyères et, je le bouclai ; Chauvel, mon père, Étienne et maître Jean étaient arrivés. Nous nous embrassâmes. J’avais donné mes quatre-vingts livres de prime au père, pour payer la pension d’Étienne à, Lutzelbourg, et, comme j’embrassais maître Jean, je sentis qu’il glissait quelque chose dans la poche de ma veste ; c’étaient deux louis, qui m’ont rendu service plus tard.

Il était temps de partir, sans cela le courage m’aurait manqué. Je pris mon fusil en disant :

« Adieu !…, adieu tous !… adieu ! »

Mais au même instant Marguerite me cria : « Michel ! » d’une voix qui me traversa le cœur. Je revins, et, comme elle pleurait, je lui dis :

« Allons, Marguerite, du courage, c’est la patrie qui veut ça ! »

Je n’avais plus une goutte de sang ; tout autour de nous des gens pleuraient ; les femmes sont terribles !

Marguerite alors se raffermit ; elle me dit en me serrant :

« Défends-toi bien ! »

Et je descendis vite, sans plus rien dire aux autres ; je ne regardai même plus de leur côté.

Presque tous les volontaires étaient en bas dans le chemin ; ceux qui restaient encore arrivèrent, et l’on partit par trois, par quatre, comme on était.

De grosses gouttes d’eau tombaient déjà ; on sentait cette bonne odeur de la pluie dans la poussière chaude ; et comme nous tournions le coude du chemin qui monte à la Petite-Pierre, l’averse commença par un éclair ; mais le plus fort de l’orage avait passé la montagne, il était à Saverne, en Alsace, et cette grande pluie nous fit du bien.

Le même jour, à trois heures du soir, nous passâmes à la Petite-Pierre sans nous arrêter. Ce n’est qu’à trois ou quatre lieues plus loin qu’on