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Histoire d’un paysan.

l’admiration et je prenais courage. Jamais l’espérance de revenir ne m’a quitté, même au milieu des plus grands périls ; quand beaucoup d’autres se laissaient abattre par la pluie, la neige, le froid, la faim, la misère, je me cramponnais, je voulais revoir Marguerite ; son amour m’a soutenu.

À côté de nous, contre une roche, était assise la famille du père Gouin, l’entrepreneur des fourrages ; ce iveux, la mère et les sœurs se lamentaient, le père disait que ses deux fils aurait dû lui demander son consentement ; qu’ils n’avaient pas besoin de partir tous les deux ; qu’à son âge il ne pouvait pas continuer ses affaires tout seul. Enfin c’était triste, et ces garçons devaient perdre confiance.

Heureusement, ailleurs des vieux tenaient d’autres discours à la jeunesse ; ils ne parlaient que de patrie et de liberté.

Mais c’est à l’arrivée de M. le curé Christophe que les cris de « vive la nation ! » roulèrent dans les échos de Fallberg et de la Bande-Noire ! On aurait cru que les vieilles montagnes se mettaient à vivre et qu’elles criaient avec nous d’une cime à l’autre, en levant leurs grands bras de chênes et de sapins ; tout en frémissait.

M. le curé Christophe nous amenait les volontaires de Lutzelbourg ; il venait aussi bénir nos drapeaux. Je le vis de bien loin, et je le reconnus sous les roches de Bichelberg, comme il descendait le chemin tournant avec mon frère Étienne, qu’il tenait par la main. Je n’avais pas eu le temps d’aller embrasser ce pauvre enfant ; il venait donc et trottait en boitant, comme il pouvait.

Alors, pendant le roulement des cris, je descendis jusque sur le pont de la Zinsell. Il pouvait être onze heures ; la chaleur était si grande dans cette vallée et l’air si lourd, que toute la rivière brillait de petits poissons à la chasse des mouches qui tombaient par milliers de la rive, et les truites filaient dans l’ombre des oseraies comme des éclairs. Sur le pont en dos d’âne, M. le curé Christophe, la figure couverte de sueur, me tendit ses grosses mains en disant :

« Je suis content de toi, Michel. Je sais ton bonheur et je sais aussi que tu le mérites. »

Et puis Étienne me sauta dans les bras, et nous remontâmes ensemble du côté de la maison forestière, où se réunissait le conseil général de la commune. Étienne courut embrasser Marguerite et mon père ; Chauvel et maître Jean avec les maires des villages vinrent serrer la main de M. le curé.

Tous les volontaires des environs se trouvaient alors réunis à cinq ou six cent ; il ne

manquait plus que ceux de la haute montagne, et l’on venait à peine de se rassembler, que leur tambour résonnait au loin et qu’on criait :

« Les voilà ! »

Ceux-là venaient les derniers ; ils avaient eu cinq lieues à faire de plus que nous : c’étaient tous des bûcherons, des charbonniers schlitteurs, des flotteurs, des gaillards trapus, qui s’étaient déjà choisi pour chef le sabotier Claude Hullin, le même qui s’était si terriblement défendu en 1814 contre les alliés. Le colporteur Marc Divès, avec son grand feutre, ses pantalons de toile, ses pieds nus, son bâton de houx et sa petite blouse serrée aux reins avec sa cravate, était parmi eux ; et d’une demi-lieue on l’entendait déjà parler, crier, appeler les traînards, imiter le chant du coucou et du pivert ; on le voyait faire tourbillonner sa longue trique, et, pour couper au court dans la grande prairie, traverser la rivière avec de l’eau jusqu’au cuisses. Les autres le suivirent ; c’était le meilleur rafraîchissement qu’on pouvait prendre.

Enfin, après l’arrivée de Hullin et de ses compagnons, Jean Rat et les deux fils Léger, engagés dans les tambours, commencèrent le roulement et l’on vit que le grand moment approchait.

Ceux qui vont de Phalsbourg à la Petite Pierre connaissent ce gros bloc de roche, à gauche du chemin, au milieu de la prairie. On ne comprend pas comment il peut être là dans les prés. Cette masse a bien sûr roulé d’en haut, mais quand ? Personne ne peut le savoir ; c’était peut-être avant les hommes. Et bien c’est sur cette roche, entouré de tous les volontaires et des autres gens accourus en foule de la ville et des villages, au milieu d’un grand silence, que M. le curé Christophe, après nous avoir rappelé nos devoirs de soldats chrétiens, bénit nos drapeaux ; chaque village avait le sien ; on les réunit en faisceaux, et lui, les bras étendus, les bénit tous : il les bénit en latin, à la manière de l’Église.

Mais aussitôt après Chauvel monta sur cette même roche, comme officier municipal et président du club ; il fit avancer le drapeau du bataillon, un grand drapeau tricolore, avec le bonnet de paysan en laine rouge au bout, et, les mains étendues, il le bénit à la manière constitutionnelle, en disant :

« Vieux bonnet du paysan de France, si longtemps penché vers la terre ; bonnet que nos malheureux pères ont trempé de leurs sueurs ; bonnet du serf, sur lequel le seigneur et les évêques ont posé le pied pendant mille ans, redresse-toi ! marche au milieu des batailles !… Que les enfants et les petits enfants de ceux qui