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Histoire d’un paysan.

mère toute seule, et que le père viendrait travailler dans son hangar, qu’il coucherait à l’auberge ; mais les choses ne pouvaient s’arranger ainsi ; le père voulait vivre dans sa propre baraque avec ma mère ; la longue habitude et l’honnêteté l’empêchaient de vivre séparé de sa femme ; car, malgré les plus grands malheurs, il vaut mieux vivre ensemble ; ceux qui vivent séparés sont mal vus des honnêtes gens, et leurs enfants en souffrent :

Cette nuit-là nous couchâmes à l’auberge, et le lendemain, de bon matin, mon père retourna dans notre baraque chercher ma caisse ; il mit tout dedans ; il apporta aussi mon fusil et mon sac de garde national, la giberne et le reste ; mais la mère ne voulut pas me voir, malgré tout ce que ce brave homme put lui dire.

Je partis donc sans avoir vu ma mère, avec sa malédiction et le souhait de ma mort. Je ne l’avais pas mérité, et pourtant cela me fit beaucoup de peine.

Maître Jean m’a dit plus tard que ma mère ne m’aimait pas, parce que je ressemblais à sa belle-mère, Ursule Bastien, qu’elle avait toujours détestée de son vivant, et que les brus et les belles-mères se détestent toujours ; c’est possible, mais c’est bien malheureux d’être détesté par ceux qu’on aime, et auxquels on a toujours fait tous les plaisirs qu’on pouvait ; oui, c’est un grand malheur.

XII

Maintenant, mes amis, il va falloir quitter le pays, les vieilles Baraques-du-Bois-des-Chênes et tous les braves gens que nous connaissons.

Le lendemain, vers dix heures, nous étions déjà dans la vallée du Graufthal, de l’autre côté de la montagne, sous les rochers. C’est là que tous les volontaires du canton devaient se réunir avant d’aller à Bitche, et puis à Wissembourg, et puis plus loin ; les premiers villages arrivés devaient attendre les autres.

Nous étions partis de bonne heure, à cause de la chaleur qu’on sentait déjà venir au petit jour. Marguerite, Chauvel, maître Jean, mon père et toute la ville, hommes, femmes, enfants, nous avaient suivis jusqu’à cette première halte. Nous campions au revers du chemin sablonneux, dans l’ombre des hêtres, nos fusils en faisceaux, et la grande vallée devant nous à perte de vue, avec sa rivière bordée de saules et ses forêts parsemées de rochers, dans les airs.

Combien de fois depuis cinquante ans je me me suis arrêté dans ce chemin, à regarder et à rêver aux anciens temps ! Je revoyais tout, et je me disais :

« C’est ici qu’on s’est embrassé pour la dernière fois ! C’est-là que ce pauvre Jacques, ou ce malheureux Jean-Claude, le fusil sur l’épaule, s’est retourné pour serrer la main de son père, en criant : « À l’année prochaine ! »

C’est par ce sentier que sont arrivés ceux de Saint-Jean-des-Choux, et par cet autre ceux de Mittelbronn ; leur tambour bourdonnait depuis longtemps sous bois, et tout à coup ils sortirent de ce bouquet de sapins, les grands chapeaux au bout de leurs baïonnettes. Alors les cris de « vive la Nation ! » remplirent la vallée.

Ah ! que ces temps sont loin de nous ! et pourtant les arbres, les rochers, les broussailles, vivent encore, le lierre grimpe toujours aux rochers ; mais où sont ceux qui criaient, qui s’embrassaient et promettaient de revenir, où sont-ils ? Quand on songe à tous les camarades restés couchés le long de la Moselle, de la Meuse, du Rhin et dans les broussailles de l’Argonne, il faut reconnaître que le Seigneur a veillé sur nous.

Enfin si je vous dis cela, c’est pour vous peindre ces rassemblements du mois de juillet 1792 ; partout ailleurs on faisait les mêmes choses, partout les volontaires s’attendaient avant de partir.

Marguerite, assise près de moi dans les bruyères sur le bord du chemin, découvrait un petit panier de pain, de viande et de vin qu’elle avait apporté ; car on ne pouvait rien avoir au Graufthal, l’auberge du vieux Becker n’existait pas encore, et toutes les femmes de la ville, sachant qu’il fallait attendre, avaient apporté leurs provisions.

Chauvel, mon père, maître Jean et trois ou quatre officiers municipaux stationnaient dans le chemin au-dessous, à l’ombre des chênes, et nous regardaient de loin ; ils avaient Compris que nous avions beaucoup de choses à nous dire et que nous serions contents d’être seuls. Marguerite me recommandait d’écrire chaque fois que je pourrais ; elle me regardait avec amour ; elle ne pleurait pas, comme beaucoup d’autres ; elle était ferme et savait bien que, dans des moments pareils, il ne faut pas décourager ceux qui parlent.

« Pendant que tu seras loin, disait-elle avec douceur, je penserai toujours à toi !… et tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de ton père… c’est aussi le mien… je l’aime… rien ne lui manquera. »

Moi, debout devant elle, je l’écoutais dans