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Histoire d’un paysan.

ves… celle-ci d’Amsterdam… Nous allons voir… nous allons voir… Ah ! ah ! c’est bon… c’est fameux ! Nicole, cherche mes besicles, là, sur la fenêtre. »

Après s’être ainsi réjoui quelques instants, maître Jean se mettait à lire, et moi je ne respirais plus dans mon coin. J’oubliais tout, même le danger de retourner à notre baraque trop tard en hiver, lorsque la neige couvrait le village, et que des bandes de loups avaient passé le Rhin sur la glace.

J’aurais dû partir tout de suite après souper, mon père m’attendait ; mais la curiosité d’apprendre des nouvelles du Grand-Turc, de l’Amérique et de tous les pays du monde me possédait ; je restais jusque passé dix heures ! et même encore aujourd’hui je crois être dans mon coin, à gauche de la vieille horloge ; l’armoire de noyer et la porte du cabinet où couchait maître Jean à droite, et la grande table d’auberge en face de moi, contre les petites fenêtres sombres. Maître Jean lit ; la mère Catherine, une petite femme, les joues rosées, les oreilles couvertes d’un bavolet blanc, file en écoutant ; et Nicole aussi, son bonnet en coussinet sur la nuque. Cette pauvre Nicole était rousse comme une carotte, avec des taches de son par milliers et les cils blancs. Oui, tout est là ! Les rouets bourdonnent, la vieille horloge marche ; de temps en temps elle grince, les poids descendent, l’heure sonne, et puis le tic-tac continue. Maître Jean, dans son fauteuil, ses besicles à branches de fer sur le nez, — comme moi maintenant, — les oreilles rouges et ses gros favoris ébouriffés, ne fait attention qu’à sa gazette. Quelquefois il se retourne pour regarder sous ses lunettes, et dit :

« Ah ! ah ! voici des nouvelles d’Amérique.

Le général Washington a battu les Anglais. Voyez-vous ça, Chauvel !

— Oui, maître Jean, répond le colporteur, ces Américains, il n’y a pas plus de trois ou quatre ans, ont commencé leur révolte, ils ne voulaient plus payer la masse de droits que les Anglais augmentaient de jour en jour, comme ça se pratique souvent ailleurs, et maintenant leurs affaires vont bien ! »

Il souriait une seconde sans desserrer les lèvres, et maître Jean se remettait à lire.

D’autres fois, il était question de Frédéric II, ce vieux renard prussien, qui voulait recommencer ses tours.

« Vieux gueux ! bégayait maître Jean, sans M. de Soubise, il ne ferait pas le gros dos. C’est cette grande bête qui nous a valu Rosbach.

— Oui, répondait Chauvel, et voilà pourquoi Sa Majesté lui a donné quinze cent mille livres de pension ? »

Alors ils se regardaient en silence, et maiître Jean répétait :

« Quinze cent mille livres à cet imbécile ! Et l’on ne trouve pas un liard pour refaire la route royale de Saverne à Phalsbourg. Il faut que des milliers de paysans se détournent d’une lieue, pour aller d’Alsace en Lorraine ; le pain, le vin, la viande, tout renchérit.

— Hé ! que voulez-vous ? Ça, c’est-de la politique, disait le calviniste. Nous ne comprenons rien à la politique, nous autres ! Nous ne savons que travailler et payer. La dépense regarde le roi. »

Lorsque maître Jean s’emportait trop, la mère Catherine se levait bien vite ; elle écoutait dans l’allée, et tout s’apaisait, car le parrain comprenait ce que cela voulait dire. Il fallait de la prudence, les espions rôdaient partout ; s’ils avaient entendu ce que nous pensions des princes, des seigneurs et des moines, nous en aurions vu de grises.

Chauvel et sa petits fille partaient d’assez bonne heure ; moi, j’attendais toujours jusqu’à la dernière minute, lorsque maître Jean repliait sa gazette. Alors seulement il me voyait et criait :

« Hé ! Michel, qu’est-ce que tu fais donc là ? Tu comprends donc quelque chose ? »

Et sans attendre ma réponse :

« Allons, disait-il, demain, au petit jour, nous aurons de l’ouvrage. Ce sera jour de marché ; la forge chauffera de bonne heure. En route, Michel, en route ! »

Je me rappelais aussitôt que les loups descendaient au village, et je courais allumer un flambeau dans la cuisine. La petite fenêtre sur la cour, avec ses barreaux, était noire comme de l’encre. On entendait la bise pleurer dehors. Je me dépêchais en frissonnant, et Nicole m’ouvrait.

À peine dehors, dans la nuit, en voyant cette grande rue blanche monter avec ses ornières entre les vieilles cassines enterrées sous la neige ; en écoutant le vent souffler, et quelquefois les loups s’appeler et se répondre dans la plaine, je me mettais à courir, mais à courir tellement, que j’en perdais la respiration. Les cheveux me dressaient sur la tête ; Je sautais par-dessus les tas de neige et de fumier, comme un cabri. Les vieux toits de chaume, les lucarnes au-dessous, avec leurs bouchons de paille où pendait le givre, les petites portes barricadées de traverses, tout était terrible sous la lumière blanche de mon flambeau, qui filait comme une étoile dans le silence ; tout semblait mort. Mais en courant, je voyais tout de même au fond des ruelles, à droite et à gauche, quelques ombres aller et