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Histoire d’un paysan.

grandes fêtes inscrites au calendrier, comme chez les Juifs le passage de la mer Rouge et l’arrivée au mont Sinaï ! »

Il prenait une prise tout doucement, en clignant de l’œil ; et, la veille du 20 juin, même avant de connaître la lettre de Lafayette, qui n’arriva chez nous que le 24, Chauvel nous dit :

« Nous ne pouvons pas célébrer le serment du Jeu de paume à Phalsbourg ; dans une place forte il faudrait avoir la permission du ministre et je n’ai pas voulu la demander ; mais c’est égal, je vous engage tout de même à prendre demain, après dîner, un bon verre de vin en l’honneur de ce jour ; nous ne serons pas les seuls en France ! »

Et nous comprîmes alors qu’il se passerait quelque chose le lendemain, qu’il le savait, mais que sa grande prudence l’empêchait de nous le dire.

Tout le monde sait aujourd’hui que le 20 juin 1792 le peuple de Paris se leva de bon matin, et que, sous la conduite du brasseur Santerre, du boucher Legendre, de l’orfèvre Rossignol et de quelques autres bons patriotes, une foule innombrable d’hommes, de femmes et d’enfants, avec des canons et des piques, des drapeaux tricolores et des culottes pendues au bout de longues perches, se rendirent à l’Assemblée nationale en criant : « À bas le veto ! Vivent les ministres girondins ! » et chantant le « Ça ira ! »

L’Assemblée nationale leur ouvrit ses portes ; ils défilèrent à vingt-cinq ou trente mille pendant trois heures, et puis ils allèrent aussi visiter le roi, la reine et leurs ministres au château des Tuileries.

La garde nationale, qui n’était plus commandée par Lafayette, au lieu de tirer dessus, se mit à fraterniser avec eux ; et tous ensemble, pêle-mêle, montèrent dans le palais.

Alors ces pauvres gens, qui n’avaient jamais vu que la misère, virent ce château plein de dorures et d’objets d’art de tous les états : peintures, instruments de musique, armoires pleines de verreries et de porcelaines ; ils en furent émerveillés. Ils virent aussi le roi, que ses domestiques entouraient dans l’embrasure d’une fenêtre. Le boucher Legendre lui dit qu’il fallait sanctionner les décrets, que le peuple était las d’être pris pour une bête, qu’il voyait clair et ne se laisserait plus tromper.

C’étaient les propos d’un homme simple.

Le roi lui promit d’observer la constitution. Ensuite il monta sur une table, mit un bonnet rouge et but un verre de vin à la santé de la Nation.

Le tumulte était grand dans cette salle ; mais

le maire Pétion, étant arrivé, dit à cette quantité de patriotes qui se complaisaient à regarder le château que, s’ils restaient plus longtemps, les ennemis du bien public envenimeraient leurs intentions ; qu’ils avaient agi avec la dignité d’hommes libres, et que le roi verrait dans le calme ce qu’il aurait à décider. Ils comprirent que le maire avait raison, et défilèrent jusqu’au soir, en saluant la reine et les princesses, assises dans une de ces grandes chambres, avec le petit dauphin.

Voilà ce que bien des gens ont représenté comme un crime du peuple contre le roi. Moi, plus j’y pense, plus je trouve cela simple et naturel. Sans doute on n’aime pas voir une grande foule dans sa maison ; mais un roi doit être comme un père pour son peuple. Louis XVI avait dit cent fois :

« Je suis le père de mes sujets ! »

Eh bien ! si c’était vrai, s’il le pensait, cela ne devait pas l’étonner ; rien n’est plus naturel que d’aller voir son père, et de lui demander ce qu’on désire. Mais, pour dire la vérité, je crois qu’il disait cela comme autre chose, et que cette visite de ses enfants lui parut un spectacle terrible, parce qu’ils étaient trop sans gêne. Et comme les Valentins ne manquaient pas en ce temps, ils poussèrent des lamentations qui n’en finissaient plus.

D’un autre côté les patriotes avaient espéré que Louis XVI, en voyant cette masse de gens, ferait des réflexions et qu’il sanctionnerait les décrets. C’était la pensée de Chauvel. Mais le roi s’obstina dans son veto, de sorte qu’on reconnut que c’était une affaire manquée et que nos ennemis allaient en tirer avantage.

On pouvait y compter. Tout le parti des feuillants et des soi-disant constitutionnels, Barnave, Mounier, Lally-Tollendal, Duport, les frères Larmeth, ceux qui parlent toujours du respect de la constitution au peuple et qui donnaient des conseils à la cour pour la détruire, ces gens, la moitié de la garde nationale et soixante-seize directoires de département levèrent les mains au ciel en criant que tout était perdu, qu’on ne respectait plus le roi ; qu’il fallait mettre en accusation Santerre, Rossignol et Legendre, tous les chefs de la manifestation du 20 juin, et le maire de Paris, Pétion, pour n’avoir pas fait mitrailler le peuple, comme Bailly au Champ de Mars. Enfin Lafayette lui-même, au lieu de rester à son poste et d’observer les quatre-vingt mille Autrichiens et Prussiens réunis à Coblentz pour nous envahir, Lafayette quitta tout et vint à Paris, demander au nom de l’armée le châtiment des insurgés du 20 juin.

À l’Assemblée on lui fit beaucoup d’honneurs,