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Histoire d’un paysan.

une femme de Marie-Antoinette, et je crois que c’est vrai ; cela devait se passer comme dans notre baraque, lorsque mon père perdait confiance et que ma mère lui disait :

« Sois tranquille ! le temps de la milice approche ; nous vendrons Nicolas, Claude ou Michel ; sur trois il faudra bien qu’un gagne ! Alors nous aurons du repos ; nous payerons l’usurier et nous achèterons avec le reste une vache ou bien deux chèvres. »

C’est toujours la même histoire ; seulement au lieu de vendre Nicolas, Claude ou moi, la reine aurait peut-être cédé l’Alsace. Toute la France s’en méfiait ; cette idée vous pesait sur le cœur, et c’était lourd ; car le dernier Baraquin aimait mieux son pays que ces gens-là, j’en suis sûr ! Le vrai patriotisme est dans le peuple ; il aime la terre, lui, qu’il retourne et qu’il ensème ; les autres aiment les places où l’on attrape de bonnes pensions sans rien faire. Au moins dans le temps c’était comme cela.

Tous les soirs, au club, on faisait des motions de tout exterminer, et Chauvel répétait sans cesse :

« Du calme ! du calme !… La colère ne sert à rien, elle trouble tout !… Ces deux veto nous font du bien, l’ennemi se découvre ; il vaut mieux le voir en face. Jusqu’à présent nous avions eu du doute, à cette heure nous n’en avons plus ; on veut l’agitation, le trouble, la division entre nous !… C’est le plan de nos ennemis ; raison de plus pour être unis et ce sang-froid. On ne veut pas de patriotes fédérés aux environs de Paris, raison de plus pour en envoyer de bons ! Que chacun s’apprête à marcher ; que ceux qui resteront se cotisent pour faire la solde des autres. Que chacun agisse selon ses moyens… Attention ! Restons unis et pas de trouble ! »

C’est ainsi qu’il parlait ! Et puis on lisait les discours des Jacobins, de Bazire, de Chabot, de Robespierre, de Danton, et l’on voyait que ces hommes n’avaient pas peur, qu’ils ne voulaient plus reculer ; au contraire. Tous regardaient la destitution des ministres girondins comme un malheur public, parce qu’au moins ceux-là ne s’entendaient pas avec l’étranger, et que, s’ils voulaient la guerre, c’était pour faire avancer plus vite la révolution, et non pour nous livrer aux ennemis.

Parmi les clubs du pays, le nôtre, à cause du bon sens de Chauvel et de sa fermeté dans l’ordre, était peut-être le meilleur. On envoyait nos motions aux Jacobins, et quelquefois il en était fait mention dans le rapport des séances.

Mais alors Lafayette, qu’on avait toujours représenté comme un bon patriote, que maître Jean aimait tant et que les girondins avaient soutenu contre les montagnards, tout à coup ce Lafayette découvrit ses batteries, et l’on reconnut qu’elles étaient pointées sur nous ; qu’il tenait avec la cour et le roi et qu’il se moquait du peuple. Ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour était en grande partie par vanité ; maintenant il rentrait dans sa vieille nature : c’était un marquis !… et même un marquis dangereux, puisqu’il avait une armée et qu’il pouvait essayer de l’entraîner contre l’Assemblée nationale.

C’est la première fois qu’on vit un pareil danger ; depuis, d’autres généraux ont eu la même idée ! Heureusement Lafayette n’avait pas remporté de grandes victoires ; il disait bien, après un petit combat en avant de Maubeuge, où les Autrichiens avaient été battus : « Mon armée me suivra ! » mais il n’en était pas sûr, et se contenta d’écrire à l’Assemblée une lettre très-insolente, déclarant que les jacobins étaient cause de tout le désordre, traitant les girondins d’intrigants, et donnant en quelque sorte l’ordre à l’Assemblée nationale de dissoudre tous les clubs, et de retirer ses deux décrets sur les prêtres réfractaires et sur le camp au nord de Paris.

Allez donc vous fier à des marquis amis de Washington !… Un soldat sans victoires qui veut donner des ordres aux représentants du pays !… Aussi, depuis ce temps-là, M. le marquis de Lafayette, tantôt l’ami de Washington, tantôt le défenseur de la cour, était connu. Le roi n’en voulait pas plus que les patriotes ; il était trop républicain pour lui et trop marquis pour nous.

Voilà les gens qui veulent porter l’eau sur les deux épaules, et se figurent avoir plus d’esprit que tout le monde. La garde nationale, depuis son départ de Paris, s’était réunie avec le peuple ; les bourgeois et les ouvriers tenaient ensemble, comme en 89 ; le maire Pétion, avec son bon sens, les avait réconciliés ; et quand on vit l’insolence de ce marquis, on s’accorda pour célébrer l’anniversaire du serment du Jeu de paume, qui tombait au 20 juin. Chauvel nous en parlait déjà huit jours à l’avance, dans son arrière-boutique.

« C’est la plus grande fête nationale, disait-il, le coude au coin de son bureau et la tête penchée d’un air joyeux ; oui, le serment du Jeu de paume vaut, dans son genre, la prise de la Bastille ; ce devraient être là les deux