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Histoire d’un paysan.

ne pouvait pas souhaiter meilleure école pour un enfant, et si j’ai gagné du bien par la suite, c’est que je savais le prix des grains, des bêtes et des terres depuis longtemps. Le vieux juif Schmoûle et le grand Mathias Fischer, du Harberg me l’avaient appris, car ils disputaient assez souvent ensemble sur la valeur des denrées, Dieu merci !

Moi, tout petit, en courant chercher les gobelets et les cruches, j’ouvrais de grands yeux et je dressais les oreilles, on peut me croire.

Mais, ce que j’aimais encore beaucoup mieux que tout le reste, c’était d’entendre maître Jean lire la gazette après souper.

Aujourd’hui la moindre auberge de village a sa gazette ; l’ancien Messager boiteux, de Silbermann, pendu derrière la croisée, ne compte plus ; chacun veut connaître les affaires du pays, et lire son Courrier du Bas-Rhin, ou son Impartial de la Meurthe deux ou trois fois au moins par semaine ; chacun serait honteux de vivre comme un âne, sans s’inquiéter de ce qui regarde tout le monde. Mais avant 89, les gens qui n’avaient à se mêler de rien, et qui n’étaient bons qu’à supporter les impositions, autant qu’il plaisait au roi de leur en mettre sur le dos, les gens n’aimaient pas à lire ; la plupart ne connaissaient pas même la première lettre ; et puis les gazettes étaient très-chères ! et maître Jean, quoique à son aise, n’aurait pas voulu pour son plaisir faire une aussi grosse dépense.

Heureusement le petit colporteur Chauvel nous en apportait un paquet, chaque fois qu’il rentrait de ses tournées en Alsace, en Lorraine ou dans le Palatinat.

Voilà bien encore une de ces figures comme on n’en voit plus depuis la Révolution : le colporteur d’almanachs, de bons paroissiens, de salutations à la Vierge, de catéchismes, de croisettes [1], etc. ; celui qui roulait de Strasbourg à Metz, de Trèves à Nancy, Pont-à-Mousson, Toul, Verdun ; qu’on rencontrait dans tous les sentiers, au fond des bois, devant les fermes, les couvents, les abbayes, à l’entrée des villages, avec sa carmagnole de bure, ses guêtres à bouton d’os, montant jusqu’aux genoux, de gros souliers chargés de clous luisants, les reins pliés, la bretelle de cuir en travers de l’épaule, et l’immense panier d’osier sur le dos, comme une montagne. Il vendait des livres de messe, mais combien de livres défendus passaient en contrebande : des Jean-Jacques, des Voltaire, des Raynal, des Helvétius !

Le père Chauvel était le plus fin, le plus

hardi de tous ces contrebandiers d’Alsace et de

Lorraine. C’était un petit homme brun, sec, nerveux, les lèvres serrées et le nez crochu. Son panier avait l’air de l’écraser, mais il le portait bien tout de même. En passant, ses petits yeux noirs vous entraient jusqu’au fond de l’âme, il savait d’un coup d’œil ce que vous étiez, si vous vouliez quelque chose, si vous apparteniez à la maréchaussée, s’il devait vous craindre ou vous offrir un de ses livres. Il le fallait, car d’être pris en faisant cette contrebande-là, c’était un cas de galères.

Toutes les fois qu’il arrivait de ses voyages, Chauvel entrait d’abord chez nous, à la nuit, quand l’auberge était vide et que tout se taisait au village. Alors il venait avec sa petite Marguerite, qui ne le quittait jamais, même en route ; et rien que d’entendre leurs pas dans l’allée, on disait :

« Voici Chauvel ! Nous allons apprendre du nouveau. »

Nicole courait ouvrir, et Chauvel entrait, son enfant à la main, en faisant un petit signe de tête. Ce souvenir me rajeunit de soixante et quinze ans ; je le vois avec Marguerite, brune comme une myrtille, la petite robe de toile bleue en franges le long des jambes, ses cheveux noirs tombant sur les épaules

Chauvel donnait le paquet de gazettes à Nicole ; s’asseyait derrière le poêle, sa petite entre les genoux, et maître Jean se retournait tout joyeux en criant :

« Eh bien ! Chauvel, eh bien ! ça va toujours ?… ça marche ?

— Oui, maître Jean, ça va bien… on achète beaucoup de livres… les gens s’instruisent… Ça va !… ça va ! » répondait le petit homme.

Marguerite, quand il parlait, le regardait d’un air d’attention extraordinaire, on voyait qu’elle comprenait tout.

C’étaient des calvinistes, de vrais calvinistes de la Rochelle, qu’on avait chassés de là-bas, ensuite de Lixheim, et qui, depuis dix à douze ans, vivaient aux Baraques. Ils ne pouvaient remplir aucune place. Leur vieille cassine était presque-toujours fermée ; en revenant, ils l’ouvraient et restaient cinq ou six jours à se reposer, ensuite ils repartaient faire leur commerce. On les regardait comme des hérétiques, des sauvages ; mais cela n’empêchait pas le père Chauvel d’en savoir plus, à lui seul, que tous les capucins du pays !

Maître Jean aimait ce petit homme, ils s’entendaient entre eux.

Après avoir ouvert le paquet de gazettes sur la table, et regardé quelques minutes, en disant :

« Celle-ci vient d’Utrecht… celle-ci de Clè-

  1. Alphabets.