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Histoire d’un paysan.

conque, et que les citoyens ne pourraient plus être forcés de fermer leurs boutiques sur le passage des processions.

On pense bien qu’en ce jour la garde citoyenne avait été sous les armes, et que des centaines de Valentin, de père Bénédic, et d’autres malheureux pareils, étaient arrivés pour se révolter contre la loi. Mais le commandant ayant fait charger les fusils sur la place, en leur présence, et le prêtre constitutionnel ayant eu le bon sens de faire sa procession dans l’église, tous ces gens s’en étaient allés furieux, sans avoir osé rien entreprendre.

Malheureusement, les choses s’étaient passées autrement dans le Midi et dans l’Ouest. Les gazettes nous apprenaient que, même à Paris, des citoyens paisibles avaient été horriblement maltraités, pour n’avoir pas voulu se découvrir devant les processions. On était allé jusqu’à les traîner dans la boue ! et depuis, les fanatiques commettaient des dégâts de toute sorte, surtout dans le Haut-Rhin ; à chaque instant on apprenait que tel curé constitutionnel venait d’avoir sa maison brûlée, ses arbres fruitiers coupés, ou d’être assommé lui-même.

Dans nos environs, la mauvaise race n’osait pas trop s’avancer ; elle se méfiait des gendarmes nationaux et de la garde citoyenne ; mais à mesure que les troubles grandissaient, que les nouvelles devenaient mauvaises, elle prenait plus d’audace. Vers la fin du mois de mai, un matin que nous forgions des piques, comme je vous l’ai dit, nous vîmes arriver de loin, dans la rue, le curé Christophe ; devant lui marchaient deux espèces de mendiants, en sarraus déchirés, la tête nue, les cheveux pendants sur la figure et les mains liées sur le dos. Ils étaient attachés l’un à l’autre, et regardaient à terre, tandis que M. le curé, son grand bâton de houx à la main, et trois de ses paroissiens, leurs fourches sur l’épaule, les conduisaient en ville. Tous les montagnards réunis devant la forge s’étaient retournés et maître Jean, regardant le curé venir, lui cria :

« Hé ! qu’est-ce que c’est donc, Christophe ? tu m’as l’air d’avoir fait des prisonniers.

— Oui, dit le curé, ces deux mauvais drôles, avec trois autres de la même espèce, sont venus attaquer hier soir entre Spartzprod et Lutzelbourg, comme je revenais de voir mon frère Jérôme ; ils ont déboulé sur moi des deux côtés avec des hachettes et des couteaux, en criant : « À mort le renégat ! » Mais je les ai bien reçus avec mon bâton ! Les trois autres se sont échappés et ces deux-ci sont restés sur

place ; je les ai relevés moi-même et je les ai conduits à la maison commune, Où mes paroissiens les ont gardés à vue toute la nuit. Nous allons voir ce que ces gens-là me veulent, ce que je leur ai fait ! Si c’était la première fois, je me serais contenté de les corriger ; mais c’est la troisième fois qu’on m’attaque. Les premiers n’avaient que des triques, ceux-ci avaient des hachettes et des couteaux ; regarde, Jean, les coups qu’ils m’ont portés ! »

Alors, ouvrant sa soutane, M. Christophe nous montra sa poitrine entourée d’un bandeau de linge plein de sang.

« J’ai trois coups, dit-il : un sur l’épaule et deux dans les côtés. »

En voyant cela, notre indignation fut telle que, si le curé n’avait pas poussé les deux misérables dans le coin où se trouvait la pompe, nous leur aurions cassé la tête à coups de marteau. Mais il étendait les bras devant eux, et criait :

« Halte ! halte ! je n’aurais pas eu besoin de vous si j’avais voulu les tuer. Il faut que la loi parle ; il faut que l’on sache d’où cela vient. »

Et comme la foule accablait ces brigands de reproches, il fit signe à ses paroissiens de les emmener, et les suivit lui-même en nous disant :

« Ce soir, je repasserai ; vous aurez de mes nouvelles ! »

Toute la journée on ne fit que parler de cela ; maître Jean à chaque instant s’écriait :

« C’est pourtant agréable d’être fort ! Un autre que Christophe aurait été massacré pour sûr ; mais son frère Jérôme, du Hengst, et lui sont les deux plus forts du pays. Ces grands hommes roux, avec de petites taches jaunes sur la peau, sont tous très-forts. C’est la vieille race des hommes de la montagne. »

Et tout à coup il se mettait à rire, en se tenant le ventre et criant :

« Quelle surprise pour les autres qui croyaient le surprendre ! Ah ! ah ! ah ! quelle mine ils ont dû faire en recevant cette averse ! »

Il riait tellement que cela gagnait tout le monde, et qu’on disait en s’essuyant les yeux :

« Oui, ça devait les étonner tout de même ; ils ne s’attendaient pas à cette débâcle ! »

Mais ensuite, en songeant aux coups de hachette et de couteau qu’ils avaient donnés à M. le curé Christophe, l’indignation vous revenait, et l’on pensait que ce serait avec ces gueux-là qu’on ferait l’épreuve, à Phalsbourg, de la nouvelle machine dont toutes les gazettes parlaient et qui devait remplacer la potence. On l’avait essayée à Paris depuis une quinzaine, et l’on appelait cette terrible invention un progrès de l’humanité. Sans doute c’était un progrès,