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Histoire d’un paysan.

cents piques en deux mois ; j’avais été forcé de prendre deux nouveaux compagnons ; et maître Jean lui-même, pour m’aider, n’allait plus qu’une fois par semaine à sa ferme de Pickeholtz.

Il fallait nous voir, les manches retroussées jusqu’aux épaules, la chemise ouverte, les reins serrés dans nos ceintures, et notre bonnet rouge à cocarde sur l’oreille, battre le fer dans la rue, au milieu de cinquante à soixante montagnards arrêtés chaque matin devant l’auberge des Trois-Pigeons, avec leurs grands sarraus de toile écrue et leurs larges feutres à chenilles tricolores. La forge était trop petite pour un si grand travail ; Le four seul restait à l’intérieur et chauffait du matin au soir. Un compagnon ne faisait qu’entrer et sortir pour prendre le fer, le présenter à l’enclume et le remettre au feu.

Maître Jean était là dans son élément ; il avait aussi un grand bonnet rouge qui lui couvrait à moitié ses gros favoris ; et quand la sueur nous coulait dans la raie du dos, quand on ne pouvait presque plus souffler, il criait d’une voix terrible :

« En avant ! ça ira ! ça ira !… »

Et les marteaux continuaient de rouler comme une diligence sur le pavé de la ville.

Ah ! nous en avons abattu de l’ouvrage en ce temps. Les chaleurs étaient alors revenues, la verdure couvrait le village, c’était un temps superbe ; mais le soir, maître Jean, les compagnons et moi, nous étions si fatigués que nous aimions encore mieux nous étendre après souper que d’aller au club, excepté le samedi soir, quand nous étions sûrs de faire la grasse matinée et de nous rattraper le lendemain dimanche.

Il m’est arrivé deux ou trois fois dans ma vie, en courant la montagne, de retrouver une de ces vieilles piques chez les bûcherons ou les schlitteurs, derrière le vieux baldaquin ou contre la boite de l’horloge ; les gens ne savaient plus ce que c’était ! Moi je prenais la pique rouillée, je la regardais, je la retournais, et tout ce bon temps de patriotisme me revenait d’un coup ; je m’écriais en moi-même :

« Toi, tu t’es promenée en Alsace, en Lorraine, en Champagne. Tu as paré les coups de sabre d’un uhlan de Wurmser, et le roulement du canon de Brunswick ne t’a pas fait trembler dans les mains qui te tenaient. »

Je revoyais ces histoires déjà lointaines ; j’entendais les cris de : « Vive la nation !… Vive la liberté !… Vaincre ou mourir ! » Que les temps sont changés, mon Dieu, et les hommes aussi !

Enfin, pendant que cela se passait chez nous, tout allait son train ailleurs ; les feuillants traitaient les patriotes de factieux ; les girondins appelaient les montagnards des anarchistes ; les montagnards reprochaient aux girondins d’avoir fait déclarer une guerre qui commençait si mal ; ils les accusaient de glorifier Lafayette, l’homme du Champ de Mars, celui qui demandait à l’Assemblée nationale des éloges pour Bouillé, après les massacres de Nancy ; ils leur disaient : « Faites donc destituer Lafayette, puisque les ministres sont des vôtres. Lafayette est général, malgré l’article de la constitution qui défend aux membres de l’Assemblée d’accepter aucune place du roi, dans les quatre années qui suivent sa dissolution. Faites-le destituer, c’est voire devoir. »

Marat criait aux soldats de fusiller les généraux qui les trahissaient ; Royou répétait dans sa Gazette que la dernière heure de la révolution allait sonner ; en Vendée, un marquis de la Rouarie levait des impôts et faisait des magasins d’armes et de munitions au nom du roi ; les nobles qui voulaient passer à l’ennemi s’engageaient sous de faux noms dans les volontaires, pour gagner la Suisse ou les Pays-Bas. Mais le pire, c’étaient toujours les prédications des prêtres réfractaires représentant les patriotes comme des brigands et le roi comme un martyr ; excitant la jeunesse à s’engager parmi les citoyens catholiques, apostoliques et romains ; leur distribuant des cœurs de Jésus brodés par de nobles dames, et des rubans blancs ornés de sentences, pour mettre autour de leurs chapeaux.

La fureur de ces gens ne connaissait plus de bornes, surtout depuis le dimanche des Rameaux, en avril. Avant la Révolution, tous les paysans, hommes et femmes, arrivaient en ville, le jour de cette fête, avec des branches de sapin pour les faire bénir ; on faisait des processions dans les rues, et les habitants, catholiques, protestants ou juifs, étaient forcés de tendre leurs maisons de tapisseries, de fleurs et de feuilles. C’est à peine si on permettait aux luthériens et aux juifs de fermer leurs volets pendant les chants autour des reposoirs. Mais comme beaucoup de patriotes, Chauvel en tête, s’étaient plaints de cette cérémonie, le corps municipal, sur la réquisition du procureur de la commune, avait arrêté, d’après la nouvelle constitution qui garantissait à tout homme l’exercice libre de sa religion, qu’à l’avenir personne ne serait plus forcé de tendre ni tapisseries, ni feuilles devant sa maison ; que la garde nationale ne pourrait pas être requise d’assister aux cérémonies d’un culte quel-