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Histoire d’un paysan.

il se rappelait la lettre de Nicolas, maître de pointe et de contre-pointe au régiment de Royal-Allemand, et faisait semblant de sourire. Mais presque aussitôt il se mit à fondre en larmes ; et levant les deux mains au-dessus de sa tête, il disait :

« Ô mon Dieu ! pardonnez-lui, pardonnez-lui ! Le pauvre malheureux n’en sait pas plus ; il ne sait pas ce qu’il fait ! »

C’est tout ce qu’il me dit ; mais il conserva toujours son mal, et quelquefois le soir, pendant que tout dormait dans la baraque et qu’il me croyait endormi comme les autres, je l’entendais gémir dans son lit.

Moi je prenais une bonne figure ; tous les jours, en entrant, je m’asseyais près du père, je lui parlais des progrès d’Étienne, qui marchait très-bien, et chaque dimanche je faisais venir mon petit frère pour embrasser les parents. Ce jour-là tout était bien, la figure du pauvre homme changeait, ses yeux s’attendrissaient ;  il ne pensait plus à Nicolas, et disait :

« Nous sommes les plus heureuses gens du monde. Tout va bien ! »

Mais durant la semaine, dans ces longues journées qui commencent à cinq heures du matin et ne finissent qu’à neuf heures du soir, et pendant lesquelles un vannier est courbé sur son ouvrage, il n’avait de joie qu’à la nuit de m’entendre rentrer en chantant et sifflant : car j’avais pris cette habitude pour cacher mon chagrin. Chaque fois il se levait et venait sur la porte, en me disant :

« C’est toi, Michel ! Je t’ai bien entendu… Comment à marché le travail aujourd’hui ?

— Bien, très-bien, mon père.

— Allons, tant mieux, faisait-il. Tiens, assieds-toi là, que je finisse cette corbeille. »

La mère, elle, ne bougeait plus de son coin, dans l’ombre, près de l’âtre, les mains croisées sur les genoux, ses lèvres serrées ; elle ne disait plus rien : elle pensait à Nicolas !

Quand j’allais en ville, Marguerite me donnait un paquet de gazettes, et tous les soirs j’en lisais une au père, qui ne trouvait rien de plus beau que les discours de M. Vergniaud et des autres girondins. Il s’étonnait de leur courage et comprenait de mieux en mieux que le peuple devait être souverain. Ces nouvelles idées n’entraient pas facilement dans l’esprit du pauvre vieux, soumis pendant tant d’années aux droits du seigneur et de l’abbaye. Il se rappelait toujours les anciens temps, et ne pouvait croire que les hommes sont égaux, qu’il n’existe entre eux d’autres différences que celles des vertus et des talents. Les vieilles habitudes de l’esprit sont difficiles à déraciner ; malgré cela un

homme de bon cœur finit tout de même par se ranger à la justice, et voilà pourquoi mon père comprenait ces choses.

On pense bien qu’après la trahison des hussards de Saxe et de Royal-Allemand, le maréchal Rochambeau, que tous les patriotes attaquaient, ne pouvait plus rester en place. Il donna de lui-même sa démission, et nos trois armées sur la frontière n’en firent plus que deux : celle du Nord (de Dunkerque à la Moselle), sous Lafayette ; et celle de l’Est (de la Moselle au Jura), sous Luckner, un vieux houzard allemand qui savait à peine parler français.

Les Autrichiens, au lieu d’avancer, attendirent longtemps le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, qui ne se pressait pas de venir, malgré les cris des émigrés. Ce fut un grand bonheur pour la nation : car on avait vu le danger ; on avait reconnu que les fusils manquaient presque partout, et que si les autres avaient profité de notre étonnement pour nous envahir, nous aurions eu de la peine à nous défendre. Aussi tous les patriotes voulurent avoir des fusils, mais l’arsenal était vide ; il avait fallu d’abord armer les volontaires avec de vieilles patraques du temps de Louis XV, dont les batteries ne jouaient pas. Tout le reste était à l’avenant ; les vieux canons, mangés par le vert-de-gris, dormaient sur leurs traverses ; les boulets, trop petits où trop grands, roulaient dedans ou ne pouvaient pas entrer. La poudre seule était toujours bonne et sèche, parce que les poudrières de Phalsbourg, taillées dans le roc vif, sont peut-être les meilleures de France.

Voilà ce qui se disait et se voyait ; et c’est pourquoi l’idée d’avoir des piques se répandit dans la montagne. Tout ce mois de mai 1792 fut pour nous un temps de travail extraordinaire. Le modèle des piques arriva de Paris. La hampe, en bois de charme, avait sept pieds et demi, le fer quinze pouces ; il était en forme de serpe, tranchant des deux côtés, avec un crampon dans le bas pour accrocher les cavaliers.

Combien de fois, en forgeant ce crampon, je me suis écrié dans mon âme :

« Pourvu que celui-ci tire de son cheval le gueux qui fait pleurer mon père ! Pourvu qu’il l’accroche par le cou ! »

Je me figurais ces choses… mon marteau roulait… je forgeais avec une véritable rage. Quelles pensées pour un frère ! Voilà cette guerre civile terrible, cette guerre qui divise non-seulement les hommes de la même patrie, mais jusqu’aux enfants de la même mère.

Nous avons bien forgé de milite à quinze