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Histoire d’un paysan.

roi ! » comme un valet dit : « Mon maitre ! » était capable de faire des lâchetés et de tourner son sabre contre la nation qui le nourrissait. Je n’avais pas voulu parler de cela à mon pauvre père ; mais comment lui porter maintenant la terrible nouvelle ? Le bruit de ces desertions courait déjà dans tout le village ; les sens sortaient, criaient, s’indignaient ; d’une minute à l’autre un mauvais voisin pouvait entrer dans la baraque et tout dire à ces vieilles gens, méchamment, comme il arrive trop souvent en ce monde.

Je partis en bras de chemise, dans le plus grand trouble, pensant qu’il valait mieux leur raconter le malheur moi-même, doucement, avec des ménagements ; c’était mon idée. Mais en apercevant de loin le père, qui travaillait sur la porte de notre baraque et qui me regardait venir en souriant, comme toujours, mon trouble augmenta tellement que je ne savais plus ce que je faisais ; toutes mes idées de bon sens me sortirent de la tête, et, le voyant s’avancer à ma rencontre sous le peut hangar, je lui criai :

« Oh quel malheur ! quel malheur !… Nicolas vient de passer à l’ennemi ! »

Mais à peine avais-je parlé que je frémis de ma bêtise ; toute ma vie j’entendrai le cri de ce pauvre vieux, qui tomba la face contre terre, comme assommé d’un coup de pioche. Je suis bien vieux aussi maintenant, et je crois encore entendre ce cri ; c’était quelque chose d’épouvantable, qui me fait pâlir quand j’y pense.

Moi je ne me tenais plus, je m’appuyais contre le mur ; si des voisins n’étaient pas venus me soutenir, je tombais à côté de lui.

La mère, en même temps, sortait de la baraque en criant :

« Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ? »

Et le grand bûcheron Rougereau, emportant mon père dans ses bras, lui répondit :

« C’est l’ouvrage de votre brave Nicolas, qui vient de déserter. »

Alors elle se sauva, et j’entrai dans la baraque comme Rougereau déposait mon père sur le lit. Je m’assis à côté, la tête sur les genoux ; la sueur me coulait comme de l’eau froide sur tout le corps ; j’aurais voulu crier, et je ne pouvais pas.

Au milieu de ces grandes misères, C’est pourtant une grande consolation de voir combien un honnête homme a d’amis qu’on ne connaissait même pas avant son malheur ; je ne l’aurais jamais cru. Tout le village, hommes, femmes, enfants, les larmes aux yeux, venaient voir le bon père Bastien ; la pauvre baraque vermoulue était pleine de gens qui marchaient

doucement, qui se penchaient dans les vieux rideaux de toile en disant :

« Oh ! pauvre père Bastien !… quel malheur ! Ce gueux de Nicolas lui a donné le coup de la mort. »

Voyant cela, je comprenais que les autres auraient eu plus de bon sens que moi, et je me faisais de grands reproches ; mais quand j’entendis la voix de maître Jean crier : « Oh ! mon pauvre vieux ami !… Oh ! pauvre brave homme ! » mon cœur creva, et je gémis tout haut, me reprochant la mort de mon père !

Si je vous parle de ces choses en détail, c’est qu’on est heureux d’être le fils d’un brave homme, que tout le monde estimait malgré sa pauvreté. Combien ne sont estimés que pour leur argent ! Mais avec nous il n’y avait rien à gagner, et les trois quarts de ceux qui venaient nous plaindre étaient plus riches que nous ; voilà ce qui me rend fier ; oui, je suis fier d’être le fils d’un si brave homme, qu’on aimait tant dans notre pauvre village.

Enfin qu’est-ce que j’ai besoin de vous dire encore ? Mon père, cette fois, ne mourut pas. M. le docteur Steinbrenner, que Marguerite avait envoyé à la première nouvelle du malheur, le soigna bien, et il en revint, seulement avec un mal dans le côté ; on aurait cru qu’il étouffait. Les gens venaient toujours le voir, et il leur souriait en disant :

« Ce n’était rien ! »

Ma mère, elle, ne pouvait pas chasser ce monde. Je voyais à sa mine que cela l’ennuyait beaucoup : car c’était la condamnation de Nicolas, et Nicolas était celui qu’elle aimait.

Une seule chose lui fit de l’effet, c’est quand Jean Pierre Miralle, notre voisin, lui dit que Nicolas ne pourrait plus jamais revenir en France sans être arrêté, jugé par un conseil de guerre et fusillé. Miralle avait servi comme grenadier dans le temps, il connaissait la loi militaire ; malgré cela, elle ne voulait pas le croire ; mais ensuite maître Jean lui ayant dit que c’était vrai, et qu’on ne recevait les traîtres en France qu’à coups de fusil, en pensant qu’elle ne reverrait plus Nicolas, elle se mit le tablier sur les yeux et sortit pleurer dans les champs.

Quelque temps après ces malheurs, un jour que nous étions seuls, le père et moi, et qu’il se tenait la main sur le côté pour reprendre haleine en travaillant, comme je lui demandais :

« Est-ce que vous vous sentez mal là, mon père ? »

Il me répondit, après avoir bien regardé si la mère était sortie :

« Oui, mon enfant… Je crois que quelqu’un m’a piqué sous le téton gauche. »