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Histoire d’un paysan.

colonels, généraux. On les inscrivait à la commune, ils recevaient la prime de quatre-vingts livres et rejoignaient Rochambeau à Maubeuge, Lafayette à Metz, où Luckner dans son Camp, près de chez nous, entre Bitche et Belfort. On pensait, en les voyant partir :

« Voilà les plus fermes soutiens de la liberté. Si les Autrichiens bousculent ceux-là, nous aurons de la peine à les remplacer. »

Eh bien, maintenant, qu’on se fasse une idée de notre étonnement quand, le 29 avril, la nouvelle se répandit que nos volontaires nationaux s’étaient sauvés devant les Autrichiens, sans même croiser la baïonnette, et que nos vieux soldats de la ligne avaient suivi leur exemple. Cela paraissait tellement contre nature, que personne ne pouvait y croire et qu’on disait :

« Les prêtres réfractaires font courir ces bruits. Il serait temps d’aller une bonne fois les traquer dans la montagne. »

Malheureusement, le soir du même jour, le courrier de Paris confirma la nouvelle : nos gardes nationaux soldés et d’autres troupes étaient partis de Valenciennes sur trois colonnes, pour surprendre Fleurus, Tournay et Mons, où les habitants patriotes nous attendaient. Mais Rochambeau, qui venait d’être nommé maréchal par le roi, Rochambeau, comme il le déclare dans son journal du 20 avril, avait prévenu le général autrichien Beaulieu, par une lettre cachetée, qu’il allait l’attaquer ; de sorte que nos colonnes, en s’avançant pleines de confiance, avaient trouvé le double et le triple de forces en position sur leur route, avec des canons, de la cavalerie et tout ce qu’il fallait pour les écraser.

C’est Rochambeau qui raconte lui-même la chose au roi. Si plus tard Bonaparte, Hoche, Masséna, Kléber et les autres généraux de la république avaient prévenu nos ennemis des mouvements qu’ils allaient faire, je ne pense pas qu’ils auraient remporté beaucoup de victoires.

Les mêmes gazettes nous annonçaient aussi que les volontaires nationaux, en se débandant, avaient crié :

« Nous sommes trahis ! »

Bien des hommes de bon sens trouvaient qu’ils n’avaient pas eu tort, et soutenaient que les officiers nobles restés à l’armée avaient voulu les livrer. Tout le monde criait à la trahison. Et ce n’est pas seulement à notre club que se tenaient ces discours ; voici ce que raconte le Moniteur du 3 mai 1792.

« Une députation des Cordeliers se présente à la barre de l’Assemblée nationale ; l’orateur de la députation dit : ‹ Trois cents de nos

frères ont péri, ils ont eu le sort des Spartiates aux Thermopyles. La voix publique fait croire qu’ils ont été victimes d’une trahison. ›

« Cent voix crient :

« ‹ Chassez ces coquins ! chassez ! ›

« Les cris redoublent ; la députation est forcée de se retirer. Quelques montagnards demandent la parole. L’Assemblée passe à l’ordre du jour. »

La majorité de cette Assemblée législative, nommée par les citoyens actifs seuls, ne voulait pas de l’égalité ; M. le marquis de Lafayette était son dieu, et Lafayette, lui, voulait deux chambres comme en Angleterre : la chambre haute des nobles et des évêques, et la chambre basse des communes. La chambre haute aurait eu le veto du roi, pour s’opposer à tout ce que la chambre des communes aurait pu décider contre l’intérêt des privilégiés ; c’était rétablir les trois ordres abolis par la Constituante. Heureusement Louis XVI et la reine Marie-Antoinette se méfiaient du marquis, et le duc d’Orléans pariait pour les Jacobins, qui grandissaient chaque jour.

La trahison s’étendait alors en Vendée, en Bretagne, au Midi, dans le Centre, le long des frontières et jusque dans l’Assemblée nationale législative. Mais ce qui mit le comble à tout, c’est que, dans cette même quinzaine où Rochambeau se faisait battre par le général Beaulieu, où tous les gueux se réjouissaient de notre défaite, où les prêtres réfractaires annonçaient le châtiment du ciel aux patriotes, où les émigrés traitaient nos gardes nationales soldées d’armée de savetiers, c’est que le 10 mai, je m’en souviendrai toujours, la nouvelle arriva que la veille, à onze heures du soir, Saxe, ce brave régiment de houzards, qui dans le temps avait sabré les soldats patriotes de La Fère, et que le roi avait approuvé, venait de passer tout entier aux ennemis, et que chaque homme avait reçu six livres le jour de la désertion ; en outre, que ce même jour, 9 mai, à cinq heures du matin, Royal-Allemand avait quitté Saint-Avold, sous prétexte d’une promenade militaire, et qu’il avait passé le pont de Sarrebruck avec chevaux, armes et bagages.

C’était donc le plan de ces honnêtes gens : au nord, la trahison des chefs ; à l’est, la désertion en masse ; derrière nous, le soulèvement des provinces.

Depuis longtemps je m’attendais à quelque chose de pareil ; oui, depuis ma rencontre avec Nicolas, après le massacre de Nancy, j’avais pensé qu’un vaurien sans bon sens, sans instruction, et qui n’avait à la bouche que « Mon colonel, mon capitaine, ma reine, mon