la force est juste ; celui qui veut s’élever au-dessus du droit des autres est criminel ; la justice est donc pour nous. »
Ensuite il nous dit encore que cette guerre, de notre côté, ne serait pas une guerre de soldats, mais une guerre de citoyens ; que nous n’irions pas seulement chez nos ennemis avec des canons et des baïonnettes, mais avec la raison, le bon sens et le bon cœur ; que nous leur offririons toujours le bien en même temps que le mal, et que, si bornés qu’on pût les supposer, ces peuples finiraient pourtant par comprendre qu’ils défendaient leurs chaînes et leurs carcans contre nous qui venions les briser ; qu’alors ils nous béniraient et s’uniraient à nous ; que le droit de tous serait fondé sur les bases de l’éternelle justice. Il appelait cela « guerre de propagande », où les bons livres, les bons discours, les offres de paix, d’alliances, de traités avantageux, marchaient à l’avant-garde, avec les Droits de l’homme.
Mais à la fin, parlant de tous les misérables qui cherchaient à nous prendre par derrière, il pâlit, et s’écria que ce serait là le côté terrible de la guerre si ces gens continuaient leurs manœuvres, parce que les patriotes seraient forcés, pour sauver la patrie, d’appliquer aux traîtres les lois de sang qu’ils voulaient nous faire !
Alors cet homme si ferme, qui ne donnait jamais que de solides raisons, s’attendrit, et tout notre club frémit en l’entendant crier d’une voix étouffée :
« Ils le veulent, les malheureux, ils le veulent ! Nous leur avons offert cent fois la paix ; nous leur tendons encore la main, nous leur disons : ‹ Soyons égaux… oublions vos injustices… n’y pensons plus… mais n’en commettez pas de nouvelles ; renoncez à vos priviléges contre nature ! › Eux nous répondent : ‹ Non ! vous êtes nos esclaves révoltés ! c’est Dieu qui vous a faits pour ramper devant nous et nous entretenir de votre travail, de père en fils. Et nous ne reculerons ni devant l’alliance des ennemis de la patrie, ni devant les soulèvements de l’intérieur, ni devant la trahison ouverte, ni devant rien, pour vous remettre sous le joug ! › — Eh bien, si nous ne reculons devant rien non plus pour rester libres, que pourront-ils nous reprocher ? Je finis, citoyens ; que chacun fasse son devoir ; que chacun soit prêt à marcher quand la France l’appellera. Restons unis, et que notre cri de ralliement soit toujours : ‹ Vivre libres ou mourir ! › »
Il s’assit, et l’enthousiasme éclata comme un roulement de tonnerre. Ceux qui n’ont pas vu des scènes pareilles ne peuvent pas s’en faire
l’idée ; on s’embrassait avec ses voisins, ouvriers, bourgeois, paysans, devenaient frères ; on ne voyait plus que des patriotes et des aristocrates, pour les aimer ou les haïr. C’était un attendrissement et en même temps une indignation terribles.
D’autres encore prononcèrent des discours : Boileau, notre maire ; Pernett, l’entrepreneur des fortifications ; Collin, etc. ; mais aucun ne produisit autant d’impression que Chauvel.
Nous rentrâmes ce soir-là bien tard ; il pleuvait toujours, et, sur le chemin des Baraques, au milieu de la nuit sombre, chacun faisait ses réflexions en silence. Maître Jean, seul, de temps en temps élevait la voix ; il disait que la première chose maintenant c’était d’avoir des généraux patriotes, et rien que cette idée vous donnait à réfléchir : car nous pouvions en avoir d’autres, puisque le roi les choisissait. Après l’enthousiasme revenait la méfiance ; et l’on pensait malgré soi que Chauvel avait eu raison de dire que notre plus grand danger était de nous livrer à des traîtres. Enfin les mille idées qui vous traversent l’esprit dans un pareil moment ne sont pas à peindre. Tout ce que je puis dire, c’est qu’alors déjà je voyais que ma vie allait changer ; qu’il faudrait partir sans doute, et que l’amour de la patrie devait remplacer pour moi, comme pour des milliers d’autres, l’amour du village, de la vieille baraque, du père, de la forge, de Marguerite !
Au milieu de ces réflexions, je rentrai dans mon grenier. Tout cela me paraissait grave ; mais pourtant, malgré ce que Chauvel nous avait dit sur la provision de patience qu’il nous fallait faire, ni maître Jean, ni Létumier, ni moi, nous ne pensions alors que nous en avions pour vingt-trois ans de guerre, et que tous les peuples de l’Europe, à commencer par les Allemands, viendraient avec leurs rois, leurs princes et leurs seigneurs pour nous écraser, parce que nous voulions faire leur bien en même temps que le nôtre, en proclamant les Droits de l’homme ; non, une pareille stupidité est contre nature, et l’on a de la peine à la comprendre, même après l’avoir vue.
X
Il faut savoir que depuis quelques mois beaucoup de jeunes gardes nationaux étaient partis comme volontaires : des clercs de notaire, des fils d’employés ou de marchands, tous de solides gaillards, instruits et courageux : Rottembourg, Newingre, Duplain, Soye, étaient du nombre. Les. uns sont morts pour la patrie, les autres sont devenus capitaines,