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Histoire d’un paysan.

guerre à l’Assemblée nationale ; il voulait combattre Chauvel lui-même et lui reprocher de ne pas assez tenir à l’honneur du pays, le premier de tous les biens.

Moi, tantôt la colère me faisait pencher pour maître Jean, et tantôt le bon sens pour Chauvel.

Tout ce jour, un lundi, il ne fit que pleuvoir ; la tristesse et l’indignation nous rendaient sombres ; à chaque instant on s’arrêtait de travailler, pour maudire les misérables qui nous attiraient ces insultes. Enfin, après souper, vers sept heures et demie, à la nuit on se mit en route à travers la boue : maître Jean avec son grand parapluie rouge, la tête penchée ; Létumier, avec son vieux carrick, et le reste des patriotes derrière à la file.

En arrivant à Phalsbourg, nous reconnûmes que l’agitation était partout ; les gens couraient d’une maison à l’autre, comme dans les moments extraordinaires ; on les voyait se parler vivement dans les petites allées sombres ; nous pensions que c’était à cause des motions qu’on allait faire au club ; mais une fois sur la petite place, nous vies bien autre chose : la boutique de Chauvel ouverte au large, et tellement pleine de monde que la foule débordait comme un essaim jusque dans la rue ; et, dans la boutique, au milieu de cette masse de gens penchés les uns sur les autres, Marguerite debout sur une chaise, un journal à la main.

Tant que je vivrai, j’aurai Marguerite devant mes yeux, telle que je la vis ce soir-là : sa petite tête brune sous la lampe, près du plafond, les yeux brillants, la figure animée et lisant avec enthousiasme.

Elle venait de finir un passage, comme les Baraquins arrivaient en courant dans la boue, et qu’ils cherchaient à se faire place dans la foule avec les coudes ; naturellement il s’éleva du tumulte ; alors, se retournant, elle s’écria de sa petite voix claire et ferme :

« Écoutez ! Voici maintenant le décret de l’Assemblée nationale ; c’est la France qui parle ! »

Puis elle se remit à lire :

« Décret de l’Assemblée nationale législative. — L’Assemblée nationale, délibérant sur la proposition formelle du roi ; considérant que la cour de Vienne, au mépris des traités, n’a cessé d’accorder sa protection ouverte aux Français rebelles ; qu’elle a formé un concert avec plusieurs princes de l’Europe contre l’indépendance et la sûreté de la nation française ; que François Ier, roi de Hongrie et de Bohême, après ses notes du 18 mars et du 7 avril dernier, à refusé de renoncer à ce concert ; que, malgré la proposition qui lui en a été faite

par la note du 11 mars 1792, de réduire de part et d’autre à l’état de paix les troupes sur les frontières, il a continué et augmenté ses préparatifs hostiles ; qu’il a formellement attenté à la souveraineté de la nation française, en déclarant vouloir soutenir les prétentions des princes allemands possessionnés en France, auxquels la nation française n’a cessé d’offrir des indemnités ; qu’il a cherché à diviser les citoyens français et à les armer les uns contre les autres, en offrant aux mécontents un appui dans le concert des puissances ; considérant enfin que le refus de répondre aux dernières dépêches du roi des Français ne lui laisse plus l’espoir d’obtenir par la voie d’une négociation amicale le redressement de ces différents griefs et équivaut à une déclaration de guerre ;

« Décrète qu’il y a urgence. »

Dans ce moment l’enthousiasme me prit d’un coup, et, le chapeau en l’air, je criai :

« Vive la nation ! »

Tous les autres derrière moi répétèrent ce cri, qui s’étendit sur la petite place. Marguerite, se retournant, me regarda toute joyeuse, et puis elle dit en levant la main :

« Écoutez ! ce n’est pas fini ! »

Et le silence étant rétabli dans la foule, elle continua :

« L’Assemblée nationale déclare que la nation française, fidèle aux principes consacrés par sa constitution, de n’entreprendre aucune guerre de conquête et de n’employer jamais sa force contre la liberté d’aucun peuple, ne prend les armes que pour la défense de sa liberté et de son indépendance ; que la guerre qu’elle est obligée de soutenir n’est point une guerre de nation à nation, mais la juste défense d’un peuple libre contre l’agression d’un roi ; que les Français ne confondront jamais leurs frères avec leurs véritables ennemis ; qu’ils ne négligeront rien pour adoucir le fléau de la guerre, pour ménager et conserver les propriétés et pour faire retomber sur ceux-là seuls qui se ligueront contre la liberté, tous les malheurs inséparables de la guerre ; qu’elle adopte d’avance tous les étrangers qui, abjurant la cause de ses ennemis, viendront se ranger sous ses drapeaux et consacrer leurs efforts à la défense de la liberté ; qu’elle favorisera même par tous les moyens qui sont en son pouvoir leur établissement en France ;

« Délibérant sur la proposition formelle du roi, et après avoir décrété l’urgence, décrète la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohême. »

Alors des centaines de cris : « Vive la nation ! »