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Histoire d’un paysan.

épouvantables que nous avons vue depuis.

Le mot d’ordre au club était : « Pas de guerre ! » Chauvel n’en voulait pas ; il soutenait ce serait notre plus grand malheur ; qu’il fallait laisser aux bonnes idées le temps de prendre racine, et surtout profiter du temps qui nous restait, pour arracher la mauvaise herbe qui nuisait au bon grain en l’étouffant et en lui prenant sa nourriture. Il tous prêchait sans cesse la concorde et l’union, que les ennemis du genre humain essayaient de nous ravir en nous divisant le plus possible, et se tenant toujours eux-mêmes bien ensemble pour avoir bon marché de nous.

« C’est le seul moyen, s’écriait-il, ne l’oubliez pas ! Tant que les patriotes, ouvriers, bourgeois et paysans, se donnerent la main, ils n’auront rien à craindre ; aussitôt divisés, ils seraient perdus, les vieux priviléges reviendraient ; les uns auraient toutes les jouissances de la vie et les autres toutes les misères ! »

Il nous disait de grandes vérités, et l’on a vu tard que nous en avions profité ; car tous les patriotes sont restés unis ; ils ont fait de grandes choses non-seulement dans l’intérêt de la France, mais de tous les peuples.

On ne parlait plus de Lafayette ni de ses amis Bailly, Duport, les frères Lameth, qu’on appelait autrefois les feuillants et qu’on disait vendus à la cour. Lafayette, après l’acceptation la constitution par le roi, avait donné sa démission de général de la garde nationale ; ensuite il avait voulu se faire nommer maire de Paris, mais les électeurs ayant choisi Pétion, il était parti pour l’Auvergne.

Le Courrier, l’Orateur du Peuple, les Débats des Jacobins et les autres gazettes, que recevait Chauvel, ne s’en inquiétaient plus, lorsque l’Assemblée nationale législative ayant sommé les électeurs de Trèves et de Mayence de dissiper chez eux les rassemblements d’émigrés, ces électeurs s’y refusèrent et demandèrent le rétablissement des princes allemands possessionnés en Alsace. L’empereur Léopold d’Autriche déclara même que, si ces électeurs étaient attaqués, il viendrait à leur secours. Alors le roi répondit que si les rassemblements n’étaient pas dispersés le 15 janvier, il emploierait la force des armes, et l’Assemblée décréta d’accusation les frères du roi, le prince de Condé et Mirabeau le jeune, pour crime de conjuration. On forma trois armées de cinquante mille hommes chacune, sous le commandement de Luckner, de Lafayette et de Rochambeau : de Dunkerque à Philippeville, de Philippeville à Lauterbourg, de Lauterbourg à Bâle.

Tout le monde croyait que la guerre allait éclater ; mais cela traîna jusqu’en mars, et pen-

dant

ce temps la fureur des royalistes se déchaînait contre le club des Jacobins ; leurs gazettes criaient que c’était une caverne de brigands. Celles des feuillants, écrites par Barnave, André Chénier et quelques autres, répétaient les mêmes injures. Mais les jacobins ne leur répondaient plus : ils n’en valaient plus la peine. La vraie bataille était entre les montagnards et les girondins. C’est dans ce mois de février 1792 qu’elle commença, et l’on sait qu’elle ne pouvait finir que par la mort des uns ou des autres.

Depuis que le monde existe, on na peut-être jamais lu tant de beaux discours sur la guerre ; chaque homme de cœur était forcé de prendre parti pour ou contre, parce qu’il s’agissait de ses propres droits, de sa vie, de son sang, de sa famille et de son pays. Mais tout est encore là, chacun peut voir si j’en dis trop sur le génie de ces hommes.

Notre exaltation était devenue si grande, le peuple de Paris et des provinces voulait tellement se débarrasser de ce qui le gênait, de ce qui l’ennuyait et le menaçait ; il était si résolu à garder ses biens et ses droits, et détestait tellement ceux qui, par l’adresse, la ruse ou la force, essayaient de lui reprendre ce qu’il avait gagné, qu’on aurait fini par tomber sur eux en masse, comme des loups, lorsque Léopold, l’empereur d’Autriche, qui venait d’envoyer quarante mille hommes dans les Pays-Bas et vingt mille sur le Rhin, mourut de ses débauches. Il avait avalé des poisons pour soutenir ses forces, et la gangrène s’était mise dans son corps.

Alors quelques braves gens crurent que son fils François, roi de Bohême et de Hongrie, en attendant d’être couronné empereur d’Allemagne, serait plus raisonnable et qu’il retirerait ses troupes de nos frontières, puisque nos démélés ne le regardaient pas. Mais au contraire, à peine sur le trône, ce jeune prince, conseillé par les aristocrates et les prêtres de son pays, somma l’Assemblée nationale, non-seulenent de rendre leurs seigneuries d’Alsace aux princes allemands, mais encore de rétablir les trois ordres dans toute la France et de restituer tous ses biens au clergé.

C’était trop fort ! Il avait l’air de nous traiter comme des valets, auxquels on n’a qu’à parler de haut pour se faire obéir. Pas un seul patriote, en apprenant cela, ne resta calme, notre sang bouillonnait, et, le 23 avril, malgré la résistance de Chauvel, qui nous répétait sans cesse que la guerre est toujours dans l’intérêt des princes et jamais dans celui des peuples, tout le monde voulait se battre. Maître Jean devait faire une motion au club pour demander la