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Histoire d’un paysan.

Worms. Cette vieille avait encore de l’argent, elle commandait, elle voulait ci, elle voulait ça, et les servantes la regardaient en se demandant :

« Wass ? Wass[1] ?

Was ? Wass ? criait la vieille. Je vous dis de bassiner mon lit, grosses buses ! »

Tout notre club en mourait de rire.

Et puis il imitait les vieux seigneurs qui faisaient des rigodons, pour se donner l’air d’être dissipés et sans soucis comme à Versailles ; les jeunes dames qui couraient après leurs maris perdus ; les capucins qui montaient la garde sur la place de Trèves, avec d’autres prêtres engagés dans les compagnies rouges ; l’étonnement de ceux qui couraient à la poste, croyant recevoir des billets sur Amsterdam ou Francfort, et qui recevaient des lettres vides, où l’intendant leur apprenait que le château, les bois et les terres de monseigneur étaient sous le séquestre de la nation.

Gossard arrondissait ses yeux, ses joues s’allongeaient : on voyait ces gens, habitués à vivre aux dépens des autres, que le kellner[2] tourmentait depuis six semaines pour être payé. Et puis, à l’hôtel du Rhin, il représentait le terrible général Bender, — qui devait nous mettre à la raison, — racontant sa dernière campagne de Belgique ; il avait fait pendre et fusiller les patriotes, de sorte que le pays jouissait maintenant de la plus grande tranquillité. Mais le plus fort c’était la désolation de l’électeur, apprenant que les émigrés avaient logé nos princes dans son palais, sans s’inquiéter de sa permission, comme s’ils avaient été maîtres chez-lui ; maître Jean s’en tenait les côtes, et Chauvel lui-même disait qu’il n’avait jamais eu de plus grand plaisir.

Joseph Gossard répétait le même spectacle dans, tous les clubs sur sa route ; on le recevait partout avec des cris de joie, et, pour dire la vérité, cet homme aurait gagné de l’argent en masse par la représentation de son voyage à Coblentz ; on aurait volontiers payé pour le voir jouer cette espèce de comédie ; mais il faisait tout cela par patriotisme, se contentant de réjouir les patriotes et de leur vendre du vin.

Je vous raconte cette histoire, pour vous faire voir quelle espèce de gens la France nourrissait de son travail avant 89 ; et ce qui montre encore mieux leur peu de bon sens, c’est la réponse de Monsieur, devenu plus tard Louis XVIII, à Assemblée nationale législative, qui l’invitait à rentrer s’il voulait conserver ses droits éventuels à la régence.

  1. Quoi ? quoi ?
  2. Garçon.

Voici ce qu’il répondit :

« Gens de l’Assemblée française se disant nationale, la saine raison, en vertu du titre 1er, chapitre 1er, article 1er des lois imprescriptibles du sens commun, vous prescrit de rentrer en vous-mêmes dans le délai de deux mois à compter de ce jour, faute de quoi, et après l’expiration dudit délai, vous serez censés avoir abdiqué votre droit à la qualité d’êtres raisonnables, et ne serez plus considérés que comme des fous dignes des petites-maisons. »

Voilà ce qu’un prince royal répondait à la nation qui l’appelait à la régence, dans le cas où son frère viendrait à mourir ! C’était bien la peine d’écraser un grand peuple d’impôts terribles et de lui laisser encore des milliards de dettes, pour élever des êtres si bornés ! Le dernier garçon de notre village aurait mieux profité de l’argent qu’on aurait sacrifié pour l’instruire.

Tous ces émigrés ensemble n’auraient pas fait une bouchée pour la nation ; mais les souverains de l’Europe, effrayés de voir s’élever un peuple de bon sens, qui pouvait donner l’exemple du courage aux autres, nous menaçaient toujours. On ne parlait plus que de guerre, et c’est au club des Jacobins, entre Brissot et Robespierre, que la dispute commença. Brissot voulait la guerre tout de suite contre les émigrés, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche. Robespierre disait que le véritable danger pour nous était à l’intérieur, qu’il fallait d’abord combattre les traîtres prêts à livrer la patrie pour ravoir leurs priviléges. Voilà le fond de ces discours, dont Chauvel vendit par milliers : bourgeois, soldats et paysans, tout le monde en demandait ; la boutique ne désemplissait jamais ; Marguerite avait à peine le temps de les servir.

Cette bataille s’aigrit ; le club se divisa : Danton, Desmoulins, Carra, Billaud de Varennes, tenaient pour Robespierre ; ils disaient que le roi, la reine, la cour, les émigrés, avaient besoin de la guerre pour se relever, qu’ils nous y poussaient, que c’était la dernière ressource du despotisme vaincu ; qu’il fallait donc être sur ses gardes et ne pas exposer ce que nous avions gagné. Brissot persistait ; il était de l’Assemblée législative qui, dans ce temps, se partagea, comme le club des Jacobins, en deux partis : les girondins et les montagnards. Les montagnards voulaient tout finir à l’intérieur d’abord, les girondins voulaient commencer par le dehors.

Louis XVI penchait pour les girondins ; il n’avait rien à perdre de ce côté : si nous étions vainqueurs, la victoire lui donnait une grande

force pour arrêter la révolution, car les ar-