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Histoire d’un paysan.

Alors je l’embrassais, et je parlais le cœur content ; il me regardait en souriant de sa porte, et toutes les vieilles restées aux Baraques se penchaient dans leurs lucarnes pleines de givre, pour me voir passer. J’entrais à l’auberge des Trois-Pigeons, où je dînais au galop, et je me sauvais ensuite à travers le petit jardin derrière, dans la crainte d’être retenu : car souvent dans cette saison des premières gelées, des voituriers de passage avaient leurs chevaux à ferrer, et naturellement il aurait fallu ôter son bel habit et retrousser ses manches.

Au bout d’un quart d’heure j’arrive en ville, au coin de l’apothicaire Tribolin, mort depuis soixante ans : il me fait un signe de-tête, pour me souhaiter le bonjour, mais je ne le regarde pas… Je vois plus loin la boutique de Chauvel, avec sa porte ronde, le petit toit en planches au-dessus, et les paquets de brochures en étalage sur les supports des fenêtres. Des gens entrent et sortent avec leur journal : des patriotes, des traîneurs de sabre, des ci-devant ; et puis je suis sur la porte ; Marguerite, en petit bonnet blanc, vive, alerte, est là, derrière le comptoir ; elle parle, elle donne à chacun ce qu’il demande.

« Voici, monsieur, les Révolutions de Paris, c’est six liards. — Monsieur demande le Journal de la cour et de la ville ? les derniers numéros sont partis. »

Elle est dans le feu de la vente ; mais aussitôt qu’elle me voit, sa figure change, et d’un air tout joyeux elle me crie :

« Entre à la bibliothèque, Michel, mon père est là ; je vais venir. »

« Je lui serre la main en passant ; elle rit et me dit :

« Va ! va ! je n’ai pas le temps de causer. »

Et j’entre dans la bibliothèque, où le père Chauvel, assis à son bureau, écrit dans son registre ; il se retourne :

« Ah ! ah ! c’est toi, Michel ? Bon… assieds-toi… Laisse-moi finir ces quatre lignes. »

Tout en écrivant, il me demande des nouvelles de maître Jean, de dame Catherine, de la forge et de tout en détail. Ses quatre lignes continuent. À la fin je me lève en disant :

« il faut que j’aille voir les nouvelles.

— Oui, va… va…, je suis en train de régler un compte. »

Alors je passe à gauche, dans la grande salle, où les patriotes lisaient les gazettes arrivées le matin. Legrand Thévenot, membre du conseil général de la commune ; le gros Didier Hortzou, chapelier de la place d’Armes, auquel Broussousse à succédé plus tard ; le jeune médecin Steinbrenner, que nous avons eu pen-

dant

vingt ans pour maire ; le cabaretier Rottenbourg, le petit tapissier Laffrenez, l’apothicaire en chef de l’hôpital militaire Dapréaux, sont là penchés d’un air grave. Quelques-uns écrivent leurs lettres, et moi je fais semblant de lire, en regardant par la porte vitrée Marguerite, qui va et vient dans la boutique, et qui regarde aussi dans les petites vitres en souriant. Quelquefois elle entre comme un éclair et me donne un journal en me disant à l’oreille :

« Lis ça, Michel, ça te fera plaisir. »

Je passais là des heures entières, mais quant à vous dire ce que je lisais, j’en serais bien embarrassé. Je prenais du bonheur pour toute la semaine en regardant Marguerite, et je n’aurais pas changé cette vie contre cent mille autres.

Le père Chauvel, me voyant si bien rasé, la queue si bien faite, et les habits tirés, comme on dit, à quatre épingles, se mettait à rire avec malice en m’appelant muscadin. J’en devenais tout rouge. Souvent aussi il me tendait sa crosse tabatière en s’écriant :

« Allons, une prise, citoyen Michel ! »

Mais d’aller me barbouiller le nez sans raison, qu’est-ce que Marguerite en aurait pensé ? Je disais au père Chauvel que le tabac me faisait mal à la tête, et lui riait, en me traitant d’aristocrate qui ne veut pas salir son jabot. C’était un moqueur, mais dans le fond il m’aimait bien ; il savait aussi que je ne restais pas là tous les dimanches depuis une heure jusqu’à six et sept heures du soir, à faire semblant de lire et de politiquer pour lui seul. Il avait l’œil trop malin pour ne pas voir les choses clairement, et s’il me laissait sourire à Marguerite, c’est qu’il me trouvait un honnête garçon ; sans cela je suis sûr qu’il m’aurait mis dehors, et sans gêne. Il me voyait donc avec satisfaction, et mes idées lui convenaient aussi ; seulement, chaque fois que l’occasion s’en présentait, il me recommandait toujours de lire de bons livres. Il me prêtait tous ceux que je voulais de sa bibliothèque, et il n’en avait que de sérieux.

Comme je ne pouvais plus entrer dans la maison qu’il avait vendue, c’est dans mon grenier que je lisais le soir, et la dépense d’huile que cela coûtait pour ma lampe indignait ma mère. C’était une cause de dispute à la baraque ; si je n’avais pas eu soin d’enfermer les livres dans mon coffre, chaque fois que je sortais, je suis sûr qu’elle aurait été capable de les brûler ; depuis des années, les capucins avaient prêché que les livres étaient la perdition des âmes, qu’il étaient comme l’arbre de la science du bien et du mal, où le serpent