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Histoire d’un paysan.

là le droit des personnes. Il restait à compléter les droits de notre pays pour les choses. Vous n’avez pas oublié qu’avant 89, de même qu’il existait des ordres de gens, il existait aussi des ordres de biens, des propriétés de toutes sortes : apanages, prairies, grands fiefs, fiefs simples, arrière-fiefs ou bénéfices communaux, censives, etc. Plus on était pauvre et misérable, plus votre morceau de terre était surchargé d’impôts ; plus vous étiez puissant, moins vos terres en étaient grevées. La constitution abolit toutes ces distinctions ; les impôts seront répartis également, et toutes les propriétés seront inviolables au même titre.

« De plus, la constitution attribue les biens ci-devant destinés à des services publics, tels que les glacis des places fortes, les rues, les promenades publiques et les monuments à la nation et non plus au roi. Elle met à la disposition de la nation, pour les vendre et payer ses dettes, ceux qui étaient affectés aux dépenses du culte commun, savoir : les prieurés, les abbayes, couvents et biens de toute sorte qui en dépendent. Donc, maintenant tout est en ordre ; et l’un de nos derniers décrets porte qu’il sera formé un code civil de lois, pour régler les rapports des personnes et des biens dans tout le royaume. Ce code civil complétera notre œuvre, en effaçant les dernières traces du droit romain et du droit coutumier, qui varient encore d’une province à l’autre et jettent la confusion au milieu de nous.

« Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de notre droit public, de la nouvelle division du royaume, de la tenue des assemblées primaires et électorales, de la réunion des représentants en assemblée législative ; de la royauté, de la régence et des ministres ; des relations du Corps législatif avec le roi, de l’exercice du pouvoir exécutif ; des relations extérieures de la France : toutes ces parties sont réglées en détail par la Constitution. Mais ce qui nous regarde particulièrement, nous autres, ce qui nous intéresse ; non pas une fois tous les deux ans, mais toutes les heures de notre vie, c’est l’argent ! Aussi, pendant toute la durée de l’Assemblée nationale, je me suis toujours inquiété de votre argent et du mien, pour savoir ce qu’il deviendrait, qui le demanderait, qui le toucherait, qui l’aurait dans sa caisse, ee comment on le dépenserait, J’étais de toutes les commissions pour examiner ce chapitre, et je savais aussi que cela vous ferait plaisir, parce qu’on n’aime pas travailler pour des fainéants ; on n’aime pas que des pique-assiettes mangent ce que vous avez gagné ; cela vous révolte et vous dégoute. »

Alors, malgré les recommandations de Chau-

vel,

toute la vieille halle éclata d’applaudissements, et lui-même ne put s’empêcher de sourire : car il avait touché la vraie corde, la corde sensible des paysans.

Maître Jean riait comme un bienheureux et disait :

« Ah ! qu’il a raison, et qu’il nous connaît bien tous ! »

Enfin, le tumulte s’étant apaisé, Chauvel continua :

« Autrefois, le pays entier était sous la mouvance du roi, notre seigneur et maître suprême, chef irresponsable de l’État ; nos terres et nos personnes étaient à lui ; ce qu’il voulait d’argent, les assemblées provinciales le votaient, quelquefois en faisant la grimace, mais elles le votaient ; les intendants et les collecteurs faisaient la répartition ; les conseils de paroisse, avec le sieur syndic, estimaient la part de chaque héritage roturier ; le pauvre peuple payait, et Sa Majesté n’avait pas de comptes à nous rendre. Eh bien, la constitution établit aujourd’hui que les contributions publiques seront délibérées et fixées chaque année par le Corps législatif, et qu’elles ne pourront subsister au delà du dernier jour de la session suivante. Vous voyez donc que c’est vous-mêmes qui fixerez à l’avenir les contributions que vous voudrez bien payer, puisque vous nommez les gens chargés de les consentir pour vous. Si vous envoyez des paysans, soyez sûrs qu’ils ne consentiront pas facilement à s’imposer eux-mêmes, avec vous, au profit des courtisans ; si vous en envoyez d’autres, ça vous regarde. Il existe d’honnêtes gens dans tous les états, mais il faut bien les connaître avant de les envoyer.

« Le Corps législatif devant être renouvelé tous les deux ans, les impôts ne peuvent subsister après ce terme, et, s’ils n’ont pas été votés de nouveau, personne n’a le droit de vous demander un liard. — Voilà ce qui fait la force de notre constitution ; du moment que le Corps législatif refuse les impôts, tout s’arrête, il faut que le roi cède.

« En outre, pour que vous autres, contribuables, vous puissiez bien voir si vos députés sont fidèles, s’ils ne sont pas trop coulants à donner votre argent, les comptes détaillés de la dépense devront être rendus publics, par la voie de l’impression, au commencement de chaque législature. Il en sera de même des états de recettes des diverses contributions et de tous les revenus publics. Ainsi, tout citoyen qui voudra s’inquiéter de ses propres affaires n’aura qu’à lire la gazette une fois par an ; il verra si son député défend bien les intérêts des contribuables, s’il vote les yeux fermés, ou s’il