Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/181

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
Histoire d’un paysan.

naient plus qu’en seconde ligne, et l’on pouvait même s’en passer.

Quelque temps après, pendant les récoltes, Chauvel nous écrivit que la constitution était finie, que le roi venait de l’accepter, et qu’ils allaient revenir à Phalsbourg, par le coche de la rue Coq-Héron. Huit jours après, maître Jean et moi, nous les attendions dans la cour du Bœuf-Rouge, de bon matin ; sur les huit heures, le coche tout blanc de poussière arriva ; nous embrassâmes Chauvel et Marguerite, avec quels cris de Joie, je n’ai pas besoin de vous le dire ; chacun doit se le figurer. Mon Dieu, que Marguerite était devenue grande !… C’était maintenant une femme, une belle brune, les yeux vifs et l’air malin. Ah ! c’était bien la fille du père Chauvel ; et quand elle sauta de la voiture en criant : « Michel ! » c’est à peine si j’osai la recevoir dans mes grosses mains de forgeron, et l’embrasser sur les deux joues, tant j’étais confondu d’admiration. Chauvel, lui, n’avait pas l’air changé du tout ; on aurait dit qu’il venait de faire un tour en Alsace ou en Lorraine, pour vendre ses petits livres ; il riait et disait :

« Eh bien ! maître Jean, nous voilà de retour, tout a marché. — Je suis content de toi, Michel, tes lettres m’ont fait bien plaisir. »

Quelle joie de les revoir ! quel bonheur de retourner aux Baraques, en portant le panier de Marguerite et marchant à côté d’elle ! Et là-bas, dans la grande salle des Trois-Pigeons, de l’aider à déballer les cadeaux qu’elle nous apportait de Paris : un grand bonnet à cocarde pour dame Catherine, des aiguilles en acier avec un bel étui pour Nicole, au lieu des anciennes aiguilles en bois ; et, pour la montre de Michel, de belles breloques rouges à la dernière mode, que je conserve dans mon secrétaire comme des louis d’or. Elles sont là dans une boîte… C’est vieux, c’est devenu jaune, et ça n’a pas même dû coûter cher en son temps ; Marguerite avait bien trop d’esprit pour me rapporter une chose de valeur ; elle savait que le moindre objet d’elle aurait du prix pour moi. Eh bien ! toutes fanées, toutes usées que sont aujourd’hui ces pauvres vieilles breloques, il faudrait encore un homme solide pour me les prendre ; je les défendrais comme un vieux sauvage : — C’est le premier cadeau de Marguerite ! — Elle avait alors dix-huit ans, j’en avais vingt-un ; nous nous aimions… Qu’est-ce que Je pourrais vous dire de plus ?

Mais une chose que je dois vous raconter en détail, c’est le discours que prononça Chauvel, le lendemain soir, à notre club. Il était bien fatigué ; il venait de passer six jours dans le coche ; naître Jean s’écriait :

« Mais, Chauvel, vous n’y pensez pas !… vous n’en pouvez plus… Il sera toujours temps demain, après-demain. »

Malgré tout, cet honnête homme ne voulut pas attendre ; il voulut rendre compte de son mandat tout de suite. Une quantité de gens vinrent des villages des environs, et voici ce que dit Chauvel ; j’ai conservé son discours : car je comprenais qu’il en valait la peine et que je serais content de le retrouver plus tard :

« Messieurs, la constitution que vous nous avez chargés d’établir est finie. Le roi l’accepte, il jure de l’observer. Cette constitution va donc nous gouverner tous : c’est la première loi de notre pays. J’ai fait mon possible pour la rendre bonne ; j’ai soutenu vos intérêts de toutes mes forces, et maintenant je viens vous rendre compte de mes votes à l’Assemblée nationale, comme c’est mon devoir ; car je n’ai jamais oublié que j’étais responsable envers vous du mandat que vous m’avez confié.

« Sans responsabilité, rien d’honnête ne peut s’accomplir. Quiconque nous charge de ses affaires à droit de nous demander des comptes. de viens donc vous rendre les miens. Si vous, vous êtes satisfaits, vous m’accorderez votre estime ; si je vous ai trompés, vous ne me devez que voire mépris. »

Alors plusieurs se mirent à crier : « Vive notre député Chauvel ; vive notre représentant ! » Mais lui parut contrarié ; ses lèvres se serrèrent, il étendit la main, comme pour dire : « Assez !… assez… » et quand on se tut il s’écria :

« Mes amis, méfiez-vous de cet enthousiasme sans réflexion, qui vous empêcherait de faire la différence d’un honnête homme avec un coquin. Si vous applaudissez tout le monde sans réfléchir, à quoi me sert d’avoir rempli mon devoir ? Vous feriez de même pour le premier intrigant venu. »

Mais, au lieu de l’écouter, les applaudissements redoublèrent, et lui, levant les épaules, dut en attendre là fin.

« Allons, fit-il, vous êtes satisfaits ; vous avez approuvé ma conduite sans la connaître. Qu’est-ce que vous direz ensuite, si vous n’êtes pas contents ? »

Il continua :

« Quand je vous quittai, le 10 avril 1789, la France était divisée en trois ordres : la noblesse, le clergé et le peuple, ou tiers état. Les deux premiers ordres avaient tous les biens, tous les bénéfices et tous les honneurs ; et vous, le dernier ordre, cent fois plus nombreux que les deux ensemble, vous aviez toutes les charges et toutes les misères.