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Histoire d’un paysan.

voli les dimanches, et danser sous le chêne.

C’est là que le grand chevalier d’Ozé, du régiment de Brie, au haut de la source, levait sa bouteille pleine d’eau, en parlant latin, les yeux en l’air. Les dames, assises dans l’herbe, avec leurs belles robes à grands ramages, leurs petits souliers de satin à boucles d’acier, et leurs chapeaux ronds, tout couverts de coquelicots et de marguerites, l’écoutaient et se renversaient de joie, sans rien comprendre. Et quand le quartier-maître de Vénier, avec un tout petit violon, se mettait à jouer des menuets, en se balançant, les chevaliers de Signeville, de Saint-Féral, de Contréglise, toutes ces espèces de fous, leur petit tricorne Sur l’oreille, se levaient en tendant la jambe, et présentaient la main aux dames, qui se dépêchaient de rabattre leurs robes bouffantes et de se placer.

Alors on dansait gravement, noblement. Les domestiques, tous de vieux soldats, montaient à l’auberge chercher des paniers de vin, des pâtés et des confitures, qu’une bourrique avait apportés de la ville.

Les pauvres gens des Baraques, dans la rue pleine de poussière, le nez contre les palissades du verger, regardaient ce beau monde, principalement lorsque les bouchons sautaient et qu’on ouvrait les pâtés. Chacun se souhaitait d’être à leur place, seulement un petit quart d’heure.

Enfin, la nuit venue, MM. les officiers offraient le bras aux dames, et la noble compagnie retournait lentement à Phalsbourg.

Bien des régiments ont passé au Tivoli de maître Jean, jusqu’en 91 : — ceux de Castella, de Rouergue, de Schénau, de la Fare, de Royal-Auvergne. MM. les syndics, les échevins, les conseillers y venaient aussi, leurs grosses perruques bien poudrées, le large habit noir tout blanc de farine sur le dos ; ils menaient joyeuse vie !… Et maintenant, de tous ceux qui dansaient ou regardaient, je suis sans doute le seul qui reste ; si je ne parlais pas d’eux, on y penserait autant qu’aux feuilles d’automne de 1778.

Une fois chez le parrain, je n’étais plus à plaindre ; j’avais ma paire de souliers tous les ans et la nourriture. Combien d’autres auraient été heureux d’en avoir autant ! Et je le savais, je ne négligeais rien pour contenter maître Jean, Mme Catherine, sa femme, et jusqu’au compagnon Valentin, jusqu’à la servante Nicole. Je me tenais bien avec tout le monde, Je courais quand on m’appelait, soit pour tirer le soufflet à la forge, soit pour grimper au fenil, jeter le foin aux bêtes ; je n’aurais pas même voulu mécontenter le chat de la maison ; car

d’être assis au bout d’une bonne table, en face d’une bonne soupe à la farine, d’un plat de choux, garni de lard les dimanches, de manger au bon pain de seigle autant qu’on veut ; ou d’avoir le nez dans une écuelle de fèves, avec un peu de sel, que la mère épargne, et de compter ses cuillerées, cela fait une grande différence.

Quand on est bien, il faut s’y tenir. Aussi tous les matins, à quatre heures en été, à cinq en hiver, lorsque les gens de l’auberge dormaient encore, et que les bêtes ruminaient à l’écurie, j’arrivais déjà devant la porte, où je donnais deux petits coups. Aussitôt la servante s’éveillait, elle se levait et m’ouvrait dans la nuit. J’allais remuer les cendres à la cuisine, pour trouver une braise, et j’allumais la lanterne. Ensuite, pendant que Nicole s’occupait de traire les vaches, moi je courais au grenier chercher le foin et l’avoine, et je donnais leur picotin aux chevaux des rouliers et des marchands de grains, qui couchaient à l’auberge la veille des marchés. Ils descendaient, ils regardaient et trouvaient tout en ordre. Après cela, je les aidais encore à tirer les charrettes du hangar, à passer la bride, à serrer les boucles. Et puis, quand ils parlaient et qu’ils se mettaient à crier : « Hue, Fox ! Hue, Reppell ! » mon petit bonnet de laine à la main, je leur souhaitais le bonjour.

Ces gros rouliers, ces marchands de farine ne me répondaient pas seulement ; mais ils étaient contents, ils ne trouvaient rien à redire au service : voilà le principal !

Et Nicole, une fois rentrée dans la cuisine, ne donnait une écuelle de lait caillé, que je mangeais de bon appétit. Elle me donnait encore un gros morceau de pain pour aller au pâturage, deux ou trois bons oignons, quelquefois un œuf dur, ou bien un peu de beurre. Je fourrais tout cela dans mon sac, et je rentrais à l’écurie, la bretelle sur l’épaule, en claquant du fouet. Les bêtes défilaient l’une après l’autre, je les caressais, et nous descendions sur une seule file au vallon des Roches : moi derrière, courant comme un bienheureux.

Les gens de Phalsbourg, qui vont se baigner au vallon de la Zorne, connaissent ces masses de rochers entassés à perte de vue, les maigres bruyères qui poussent dans leurs crevasses, et le filet d’eau plein de cresson des fontaines en bas, qui se dessèche aussitôt que les papillons blancs de juin arrivent.

C’est là que j’allais, car nous avions droit de vaine pature sur les terres de la ville : et seulement à la fin d’août, après la grande sève, quand les jeunes pousses avaient pris du bois, et que les bêtes ne pouvaient plus les brouter, nous entrions dans la forêt.