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Histoire d’un paysan.

« Art. 4. En conséquence, tout citoyen qui voudra porter les armes, se fera inscrire dans sa municipalité.

« Art. 5, Les gardes nationaux enregistrés se formeront en bataillons de dix compagnies chacun ; chaque compagnie sera de cinquante hommes.

« Art. 6. Les compagnies seront commandées par un sous-lieutenant, un lieutenant et un capitaine.

« Art. 7. Les bataillons seront commandés par deux lieutenants-colonels et un colonel.

« Art. 8. Les compagnies nommeront leurs officiers et les bataillons leur état-major.

« Art. 9. Chaque garde national recevra quinze sous par jour. Le tambour aura une solde et demie, le fourrier deux soldes, le sous-lieutenant trois, le lieutenant quatre, le capitaine cinq, le lieutenant-colonel six, le colonel sept.

« Art. 10. Les gardes nationaux, à l’instant où leurs services ne seront plus nécessaires, ne recevront plus de solde et rentreront sans distinction dans leurs anciennes compagnies.

« Art. 11. Il sera fait incessamment un règlement pour ces troupes. »

Je vous ai copié ce décret parce que c’est le premier modèle des levées en masse ; c’est de ce décret que sont sortis tous les grands généraux de la république ; tous ceux qui, pendant des années, ont battu tes généraux de Frédéric, de François, de Paul, de Guillaume, d’Alexandre, non pas dix fois, non pas vingt fois, mais un nombre de fois extraordinaire ; et pourtant c’étaient des fils de paysans ! Les autres étaient de la race noble, « les descendants de nos fiers conquérants, » et nos républicains étaient de l’humble postérité des vaincus. Comme tout change en ce monde !

Ce décret montre aussi quelle confiance l’Assemblée nationale avait dans notre roi, puisque ce n’est pas contre les ennemis qu’elle faisait lever la nation ; c’est contre Louis XVI, qui courait se mettre avec eux ! Il se croyait bien sûr alors de nous ravoir bientôt dans ses filets ; mais, grâce à Dieu, les choses devaient tourner autrement qu’il ne pensait, et c’est ici qu’on voit bien que l’Être suprême était avec le peuple et les prêtres constitutionnels, et non avec la cour et les évêques ; c’est ici qu’il faut admirer la Providence, puisque, malgré toutes les ruses, toutes les précautions, malgré la trahison de Bouillé et de tant d’autres malheureux qui passèrent à l’ennemi quand leur coup fut manqué, le fils d’un maître de poste, le patriote Drouet suffit pour renverser ces projets abominables, et forcer le roi de retourner à Paris. Il fut arrêté par le conseil municipal de Varennes, un petit village à neuf lieues de la

et les hussards que Bouillé avait envoyés à sa rencontre pour escorter sa voiture, furent empêchés par une simple charrette de meubles, que Drouet et ses amis venaient de renverser sur un petit pont.

Oui, la volonté de Dieu se montre dans ces choses, que j’ai lues avec attendrissement dans les gazettes de ce temps-là. Maître Jean m’avait fait monter sur une table dans la grande salle, tellement pleine de monde qu’on ne pouvait plus respirer : les fenêtres étaient ouvertes, l’allée et la rue en face jusqu’à la forge étaient remplies de têtes penchées les unes sur autres ; et je lisais ces nouvelles, au milieu des trépignements, des étonnements et des cris de : « Vive la nation ! » qui se prolongeaient dans tout le village.

Mais ce qui surtout excitait l’indignation, c’était la lettre que le général Bouillé avait eu l’insolence d’écrire à l’Assemblée nationale, au moment où le roi venait de rentrer à Paris sans aucun mal, et dans laquelle ce malheureux essayait de nous faire peur, en nous menaçant de l’invasion. Écoutez ! Je ne veux pas la copier tout entière ; mais seulement les endroits où la trahison se montre dans tout son jour :

« Luxembourg, 26 juin 1761. — Le roi vient de faire un effort pour briser ses fers ; une destinée aveugle, à laquelle les empires sont soumis, en a décidé autrement. »

Voilà comme il commence ! Qu’est-ce que cela veut dire : « Une destinée aveugle, à laquelle les empires sont soumis ? » Cela signifie qu’il n’y a pas de Dieu ; cela montre que ces nobles n’étaient que des païens, et qu’ils nous traitaient, nous chrétiens, comme des esclaves, parce qu’ils ne croyaient pas aux paroles du Sauveur : « Vous êtes frères, vous êtes égaux !… Aimez-vous les uns les autres ! »

Mais je ne veux pas m’arrêter sur cela ; j’arrive à ses menaces. Après avoir dit que le roi n’était parti que d’après ses conseils, pour aller à Montmédy, au milieu de ses fidèles Allemands, déclarer l’Assemblée nationale dissoute et en faire nommer une autre dans son goût, pour rétablir les priviléges de la noblesse. il finit de cette manière :

« Croyez-moi, tous les princes de l’univers reconnaissent qu’ils sont menacés par le monstre que vous avez enfanté, et bientôt ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais nos forces, toute espèce d’espoir est chimérique, et bientôt votre châtiment servira d’exemple mémorable à la postérité ; C’est ainsi que doit vous parler un homme auquel vous avez d’abord inspiré la pitié. Vous répondez des jours du roi et de la reine à tous les rois de l’univers ; si on leur ôte un cheveu de la tête, il ne