Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/175

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
167
Histoire d’un paysan.

on ; qu’ils étaient las de l’insolence des officiers nobles, et qu’ils ne voulaient plus être commandés par des hommes capables de les trahir sur le champ de bataille. Du reste, malgré la lettre du ministre, beaucoup d’autres régiments firent la même chose ; et si toute notre armée avait suivi l’exemple d’Auvergne, on n’aurait pas vu plus tard des généraux en chef essayer d’entraîner leurs soldats contre l’assemblée des représentants du peuple, et des états-majors tout entiers passer à l’ennemi.

Quelques jours après, un dimanche, maître Jean revint ; il vit tout en ordre et fut content. Il apportait un paquet de gazettes de l’hôtel du Grand-Cerf, à Lixheim, et nous apprîmes alors que Mirabeau venait de mourir ; que le roi, la reine, la cour et tout le monde le regrettait ; qu’on le glorifiait, et que l’Assemblée nationale avait rendu ce décret : « Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes, Le Corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décerné. Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de cet honneur. » D’après ce que Chauvel nous avait écrit sur Mirabeau, ce décret nous étonna.

Les mêmes gazettes racontaient que Louis XVI voulait à toute force prendre l’air dans son château de Saint-Cloud ; que la garde citoyenne et le peuple s’opposaient à son départ, et qu’il était allé se plaindre à l’Assemblée nationale de ce qu’on n’avait pas confiance en lui. Il avait bien raison ! car en voyant son palais toujours plein de nobles et de prêtres réfractaires, sans un seul patriote ; en lisant ses journaux, toujours à crier contre l’indiscipline des troupes, contre les décrets de l’Assemblée nationale, contre le peuple et les bourgeois ; en voyant la masse des mauvais petits livres que ces Journaux célébraient, et qu’on allait jusqu’à mettre sous le nom de Camille Desmoulins, de Marat et du père Duchêne, pour les répandre plus vite et décrier les honnêtes gens ; en voyant ces bassesses et ces lâchetés, ces mensonges et ces calomnies, est-ce qu’il n’aurait pas fallu manquer de bon sens, et même de cœur, pour lui donner sa confiance ?

Est-ce que les discours de Valentin, des capucins et des citoyens catholiques, apostoliques et romains, comme ils s’appelaient eux-mêmes, ne suffisaient pas pour ouvrir les yeux des plus aveugles et faire découvrir la trahison qui se préparait ? Non ! personne n’avait confiance en lui ; mais ce n’était pas notre faute, c’était la sienne. Pour obtenir la confiance du peuple, il faut agir franchement, loyalement ; il ne faut pas mettre en avant des filous qui vous représentent ; une fois que la tromperie a

paru, le mépris arrive au lieu de la confiance, et c’est juste.

Maître Jean, ayant trouvé que tout marchait bien aux Baraques, s’en retourna le lendemain à sa ferme, et quelques jours après, le pape Pie VI lança son excommunication contre les prêtres et les évêques assermentés. Cela ne leur fit ni chaud ni froid, mais les autres en devinrent plus insolents. Ils soulevèrent l’île de Corse ; ils attaquèrent les patriotes dans l’Avignonnais : ils cassèrent les vitres des clubs à Paris. On leur répondit en brûlant la bulle du pape au Palais-Royal, en transportant les cendres de Voltaire à Sainte-Geneviève, en décrétant la fonte des cloches pour faire de la monnaie, en sommant le prince de Condé de rentrer en France, sous peine de perdre tous ses droits de Français, etc., etc.

Mais, bien loin de se calmer, les citoyens catholiques redoublèrent leurs excès ; à Brie-Comte-Robert, leurs hussards de Hainault arrachaient les patriotes, même les femmes, du lit, pour les garrotter et les insulter honteusement. La fureur grandissait ; l’idée d’être forcés d’en venir aux mains vous indignait d’autant plus que l’année s’annonçait bien ; au mois de mai tout fleurissait aux Baraques, les arbres, les haies et les bois ; le grand poirier de Marguerite montait derrière leur maison comme une boule de neige. On se disait :

« Quel bonheur, si nous pouvions être tranquilles maintenant ! Est-ce que ce n’est pas assez malheureux pour les pauvres de souffrir le froid et la faim dans les mauvaises années ? Faut-il encore être menacé, dans les bonnes années, de voir les Autrichiens et les Prussiens venir ravager nos moissons ; et les traîtres s’entendre avec eux pour nous livrer ?

Malgré cela le travail reprenait, quand un beau matin la nouvelle arriva que Sa Majesté venait de lever le pied, et que toutes les gardes nationales de la Champagne et du pays Messin couvraient les routes, pour tâcher de l’arrêter ; que le tocsin sonnait, que les tambours battaient, que les courriers se suivaient à la file, et que celui qui parviendrait à mettre la main dessus aurait sa fortune faite.

La, nouvelle arriva chez nous par trois grands Alsaciens et leurs femmes, qui revenaient de Sarrebourg en voiture ; les femmes criaient :

« Jésus ! Marie ! Joseph !… nous sommes tous perdus ! »

Les hommes assis devant, avec leurs grands tricornes et leurs gilets rouges, tapaient à tour de bras sur leurs chevaux. Je leur criai :

« Qu’est-ce qui se passe ? »