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Histoire d’un paysan.

dames de la halle le prièrent de rester, ce qui montre bien la simplicité des gens élevés dans l’ignorance ; ces pauvres êtres croyaient que ce serait une grande perte pour la France de laisser partir Louis XVI ; comme si les peuples n’étaient pas toujours plus sûrs de trouver des rois, que les rois de trouver des peuples ! Enfin le bon sens ne peut pas nous venir d’un coup.

Vers la fin de mars, maître Jean alla surveiller le travail de sa ferme, et je restai seul à la forge avec mon nouvean compagnon, Simon Benerotte, un solide gaillard, la barbe rude et les reins massifs. Il pleuvait presque tous les jours, comme il arrive au printemps ; peu de voitures passaient aux Baraques, mais nous avions une bonne commande pour l’église de Phalsbourg ; c’était la grille qu’on voit encore maintenant dans le chœur. Maître Jean en partant m’avait laissé le soin de la poser, et j’allais chaque matin travailler en ville, pendant que Benerotte restait à la forge.

Le régiment de Royal-Liégeois, que personne ne pouvait supporter, reçut en ce temps l’ordre de retourner à Metz. On disait que le général Bouillé voulait avoir sous sa main tous les régiments dévoués à Louis XVI ; on a su plus tard pourquoi ! Ce régiment partit donc en mars, et celui d’Auvergne, un vrai régiment de pairiotes, vint le remplacer. Il s’était distingué dans la guerre d’Amérique et n’avait pas voulu marcher contre Nancy. Elof Collin en fit un grand éloge au club ; il rappela ses batailles, et l’on fraternisa le premier jour avec sous-officiers et les soldats, comme avec ceux de La Fère.

Mais le régiment d’Auvergne avait aussi de vieux comptes à régler : ses officiers nobles continuaient à battre leurs hommes, et bientôt on vit chez nous une chose extraordinaire, bien capable de faire réfléchir les aristocrates.

Ce jour-là, dans le commencement d’avril, j’étais en train de poser ma grille, avec deux journaliers, quand tout à coup, vers une heure, le tambour bat du côté de l’hôtel de ville. Je sors étonné, pour voir ce qui se passe, et comme j’arrivais à la porte de l’église, voilà que le régiment d’Auvergne, conduit par ses sous-officiers, débouche sur la place d’armes et range en carré sous les vieux ormes. Les officiers nobles étaient au café de la Régence, où se trouve aujourd’hui la distillerie de Holfmann, au coin de la rue de l’Ancienne-Citerne. Ils prenaient tranquillement leur café et jouaient aux cartes. En entendant le tanmbour, ils sortent pêle-mêle, sans prendre le temps de mettre leurs tricornes. Le colonel, marquis de

Courbon, s’approche en criant et demandant tout indigné ce que cela veut dire, mais les tambours continuent leurs roulements, sans se donner la peine de lui répondre, et trois vieux sous-officiers sortent des rangs, le fusil sur l’épaule, et se réunissent au milieu du Carré.

C’étaient de grands gaillards à moustaches grises, le tricorne de travers, la queue pendant au milieu du dos, et qui n’avaient pas l’air tendre. Les gens de la ville étaient aux fenêtres, ou sur la place, à regarder, ne sachant ce que cela voulait dire.

Tout à coup les tambours cessent de battre, et l’un de ces vieux, tirant un papier de sa poche, crie :

« Sergent Ravette, sortez des rangs ! »

L’autre s’avance l’arme au bras.

« Sergent Ravette, le régiment d’Auvergne vous reconnaît pour son colonel ! »

Aussitôt le nouveau colonel pose son fusil contre un arbre, et tire son sabre, pendant que les tambours battent, que le drapeau se penche, et que tout le régiment présente les armes.

Je n’ai jamais rien vu de plus terrible ; on comprenait que si les officiers nobles faisaient mine de lever la canne, le régiment allait tomber sur eux à coups de crosse et de baïonnette ; j’en étais tout saisi. Par bonheur ils avaient bien vite reconnu que l’affaire était dangereuse et retournèrent dans leur café, pendant que la proclamation continuait.

Après le colonel, on nomma le lieutenant-colonel, le major, les capitaines, les lieutenants, enfin tous les officiers, et même beaucoup de sous-officiers. Vers trois heures, tout était fini. Le carré se déployait, lorsque les officiers nobles sortirent brusquement pour protester ; mais le nouveau colonel, un petit brun, leur dit d’un ton sec :

« Messieurs, vous avez six heures pour évacuer la place. »

Puis il commanda :

« Par file à gauche, gauche ! En avant, pas accéléré, marche ! »

Et les soldats rentrèrent dans leurs casernes.

Le lendemain, plus un seul des anciens officiers n’était en ville. Voilà ce que j’ai vu !

Trois semaines plus tard, le 24 avril, l’Assesemblée nationale reçut une lettre du ministre de la guerre, lui annonçant la révolte d’Auvergne, « lequel avait chassé ses officiers, s’était constitué en société particulière et ne reconnaissait plus d’autre autorité que la sienne. » J’ai lu cela dans des gazettes du temps, avec beaucoup d’autres mensonges. La vérité c’est que les soldats d’Auvergne tenaient avec la na-