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Histoire d’un paysan.

En regardant la tête en pain de sucre de Valentin, je pensais :

« Quel malheur !… te voilà devenu fou, mon pauvre vieux ! »

Et je lui répondis tranquillement :

« Vous allez à Mayence, c’est bon ! Mais qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Vous n’êtes pas un soldat, vous. Et puis, à votre âge !

— Ah ! s’écriat-il, l’ouvrage ne manquera pas ; ma place est marquée d’avance, j’entrerai comme forgeron dans un régiment de cavalerie, et je travaillerai pour faire mon salut. »

Alors je ne dis plus rien ; et, comme nous avions vidé la bouteille, je toquai pour en demander une autre ; mais il ne voulut pas, et s’écria :

« Non, Michel, non, c’est assez ! Un verre de vin fait du bien, deux ce serait trop. »

Il boucla son sac, paya la bouteille, et nous sortîmes au milieu des japements du spitz, qui reprenait courage.

Dehors Valentin étendit ses longs bras, et nous nous embrassâmes. Après cela, le pauvre diable descendit du côté de Saint-Jean-des-Choux, pour gagner Wissembourg. Je le regardai quelques instants ; il enfonçait dans la neige et se redressait avec fierté, comme un homme de vingt ans.

Moi, je repris le chemin des-Baraques. Tout ce que Valentin venait de me dire me paraissait de la folie ; je ne savais pas encore en ce temps que les nobles et les rois de l’Europe formaient une sorte de franc-maçonnerie entre eux ; qu’ils n’étaient ni Français, ni Allemands, ni Russes, mais nobles avant tout, et qu’ils se prêtaient aide, secours et assistance, pour tenir les peuples sous le joug.

Cette idée me paraissait trop horrible, je ne pouvais pas y croire.

Il était près de midi quand je rentrai aux Trois-Pigeons.

« Ah ! te voilà ? me dit le parrain, tu reviens à temps pour dîner. L’autre est parti ?

— Oui, maître Jean.

— De quel côté ? »

J’étais embarrassé de lui répondre, mais il avait pas besoin de cela.

« C’est bon, fit-il en clignant des yeux, il va rejoindre les émigrés à Coblentz ; je m’en doutais ! »

Et, s’asseyant, il s’écria :

« Mangeons et ne pensons plus a cet imbécile ! »

Pendant le dîner, il paraissait tout joyeux.

« Nous voilà seuls, Michel, disait-il ; nous allons pouvoir chanter à notre aise. Mais, avant ça, le temps est venu de prendre d’autres mesures, je suis content de toi, tu m’as toujours

donné de la satisfaction ; tu ne vaux pas encore Valentin comme ouvrier, car, il faut être juste, c’est un fameux ouvrier ; mais, pour le bon sens, tu vaux mille fois mieux que lui ; le reste viendra. Nous serons toujours d’accord. »

Et, le dîner fini, comme j’allais me lever, il me posa sa main sur le bras, en disant :

« Reste, nous avons à causer. Catherine, va tirer une bouteille. Il faut qu’aujourd’hui tout soit mis au clair. »

Dame Catherine sortit. J’étais étonné de la bonne humeur de maître Jean ; je sentais qu’il voulait me dire quelque chose d’agréable. Sa femme, ayant apporté la bouteille, rentra dans la cuisine pour aider Nicole à laver la vaisselle, et nous restâmes seuls dans la grande salle.

« Nous ne serons pas dérangés, dit le parrain en remplissant nos verres ; par ce temps de neige, personne ne vient à l’auberge. ».

Puis, après avoir bu, il reprit d’un air pensif :

« Tu sauras, Michel, que mes terres de Pickeholtz sont les meilleures du ban de Lixheim ; j’ai vu ça la dernière fois en me promenant autour, de tous les côtés. C’est une terre forte, entremêlée de chaux et de sable. Il devrait pousser de tout là-dessus en abondance ; mais ces fainéants de Tiercelins ont tout laissé dépérir ; la rivière déborde en bas, les prairies sont un véritable marais, les flèches d’eau et les autres herbes tranchantes y viennent à foison ; le bétail n’en veut pas. Rien n’aurait été plus facile que de donner une pente à l’eau, en la débarrassant des saules tombés dedans depuis des siècles ; mais les gueux ne s’en souciaient pas, ils avaient assez de provisions dans leur sac, en rentrant matin et soir au couvent ; les jambons pourrissaient sur leurs greniers. Quelle race !… Sur les terres levées, tout restait en friche, tout desséchait, les vieux noyers et les vieux poiriers étendaient leurs branches au hasard et couvraient tout de leur ombre. La charrue aura de l’ouvrage pour retourner tout cela, et la hache aussi ; les fagots et le bois ne manqueront pas, j’en ferai pour trois ou quatre ans. Ce n’est pas une petite affaire de mettre cent cinquante arpents de terre en bon état, de fumer, de labourer et d’ensemencer ce qui n’a pas reçu deux liards d’engrais depuis des centaines d’années. Ces cent cinquante arpents auraient dû me rapporter deux mille quatre cents livres cette année, et je n’en ai pas retiré seulement six cents. Voilà ce que font la paresse et la lâcheté des gueux ; ça ruine un pays ! Enfin nous allons changer tout cela. J’ai déjà fait relever le toit de la petite ferme, qui tombait en décombres ; j’ai fait