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Histoire d’un paysan.

Un homme bedonnant en habits chauds, panier au bras, suivi par son chien arrive par un sentier devant une maison. À la porte de celle-ci, dans l’ombre, un homme plus faiblement habillé le regarde arriver.
Cet homme courait le pays pour toucher ses intérêts. (Page 7.)

Par bonheur notre père avait trop bon cœur pour pouvoir tirer profit de nous ; et souvent le pauvre homme pleurait, lorsqu’au milieu de la grande disette, en hiver, il était forcé de nous envoyer mendier, comme tout le monde. Il ne voulait jamais laisser sortir dans la neige le petit Étienne. Moi, je n’allai pas mendier longtemps non plus ; c’est à peine si je me rappelle être sorti sur la route de Mittelbronn et des Quatre-Vents, deux ou trois fois, et bien jeune, car à huit ans, mon parrain Jean Leroux, aubergiste et forgeron à l’autre bout du village, m’avait déjà pris pour garder son bétail, et je ne retournais plus dans notre baraque que le soir, pour dormir.

Ces choses sont loin de nous, et pourtant l’auberge des Trois-Pigeons est toujours devant

mes yeux, avec son enseigne au haut de la côte ; je vois Phalsbourg au bout du chemin, comme peint en gris sur le ciel, devant l’auberge, la petite forge noire ; et derrière, le verger en pente douce, son grand chêne et sa petite source vive au milieu. L’eau de la source écumait par-dessus de grosses pierres arrangées, et se répandait dans le gazon touffu ; le chêne la couvrait de son ombre. Tout autour de ce chêne, les soldats du régiment de Boccart, en 1778, avaient fait un banc, et des tonnelles de lierre et de chèvre-feuille, par ordre du major Bachmann ; et, depuis, les officiers de tous les régiments venaient s’amuser en cet endroit, qu’on appelait le Tivoli. Les dames et les demoiselles des échevins et des syndics voulaient toutes boire de l’eau du Ti-