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Histoire d’un paysan.

« Cet homme ne dit plus que des sottises ; il ne voit plus que des sabotiers colonels, des bûcherons princes, des maîtres Jean députés ! Rien n’est trop grand pour un patriote de son espèce ; il croit déjà tenir les forêts de monseigneur le cardinal-évêque, et les payer en assignats. Ni les excommunications, ni les armées innombrables du roi, ni les secours de la chrétienté ne l’inquiètent ! »

Il riait avec amertume, et même à la forge, au lieu de se taire, il lançait quelquefois des mots pointus très-méchants contre l’Assemblée nationale, la garde citoyenne et tous ceux qui tenaient avec la nation. C’était un grand ennui pour maître Jean d’être forcé de l’entendre, et d’avoir un compagnon qui l’empêchait de crier contre les nobles et les évêques à son aise. Il se retenait autant que possible ; mais les jours de mauvaises nouvelles, après avoir bien soufflé dans ses joues, bien retourné sa langue, et rêvassé, il criait :

« Ah ! les gueux !… ah ! la canaille !… » sans dire qui.

Valentin comprenait bien qu’il pensait aux seigneurs, ou bien aux évêques, et lui répondait aussi sans dire qui :

« Vous avez bien raison, les gueux de toute sorte et la canaille ne manquent pas dans ce monde ! »

Alors maître Jean, le regardant de travers, disait :

« Ni les imbéciles non plus ! »

Et Valentin répondait :

« Ah ! je crois bien ; surtout ceux qui se figurent être des malins, ce sont les pires ! »

Et cela continuait de la sorte. Je voyais souvent maître Jean devenir tout rouge et Valentin, tout pâle de colère, et je me disais : « Ils vont s’empoigner ! »

Mais jusqu’au serment de M. le curé Christophe, toutes ces petites disputes s’étaient apaisées quand, durant le mois de janvier 1791, il arriva chaque jour du nouveau : tantôt on apprenait que le curé de tel village avait prêté serment, tantôt celui de tel autre ; et puis que M. le curé Dusable, de Mittelbronn, venait remplacer M. Ott à Phalsbourg ; que tous les curés de l’Assemblée nationale, M. l’abbé Grégoire en tête, avaient renouvelé le serment, etc.

Maître Jean riait et s’enthousiasmait ; il se rengorgeait et chantait : « Ça ira !… ça ira ! » pendant que Valentin devenait plus sombre. Je commmençais même à croire qu’il avait peur de maître Jean et qu’il n’osait pas se fâcher, lorsqu’un matin arriva la nouvelle que M. l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord, allait sacrer les évêques assermentés, malgré la défense du pape.

Maître Jean en eut une joie si grande, qu’il se mit à crier que monseigneur Talleyrand-Périgord était un véritable apôtre du Christ ; qu’il avait déjà proposé la vente des biens du clergé ; qu’il avait célébré la messe au champ de Mars, sur l’autel de la patrie, le jour de la fédération ; qu’il allait élever sa gloire jusqu’aux nues en sacrant les évêques ; que cet homme de bon sens méritait l’estime de tous les honnêtes gens, et que les évêques réfractaires étaient des ânes auprès de lui.

Mais tout à coup Valentin, qui l’écoutait d’un air tranquille, en continuant de forger, se redressa nez à nez contre lui, criant :

« C’est pour moi que vous dites ça, c’est pour moi que vous dites ça, n’est-ce pas ? Eh bien, écoutez : votre Talleyrand-Périgord est le plus lâche Judas ! Vous entendez, un Judas ! Et ceux qui le glorifient sont aussi-des Judas ! »

Et comme maître Jean avait reculé d’étonnement, il lui dit encore :

« Des ânes !… nos évêques des ânes !… C’est vous qui êtes un âne !… un être vaniteux, rempli d’orgueil et de bêtise. »

En entendant cela, maître Jean étendit les deux mains pour l’étrangler, mais Valentin, levant son marteau, cria :

« Ne me touchez pas ! »

Sa figure était terrible, et, si je ne m’étais pas précipité comme un éclair entre eux, le plus grand malheur serait arrivé.

« Au nom du ciel ! maître Jean, Valentin, leur dis-je, songez à ce que vous faites ! »

Alors tous les deux devinrent pâles. Maître Jean voulut parler, il ne pouvait pas, l’indignation l’étouffait ; et Valentin, jetant son marteau dans un coin, dit :

« Maintenant c’est fini ! J’en ai bien assez supporté depuis deux ans… Vous n’avez qu’à vous chercher un autre compagnon.

— Oui, dit maître Jean en bégayant de colère, j’en ai bien assez aussi d’un aristocrate de votre espèce ! »

Mais Valentin, sur cela, lui répondit :

« Vous allez me faire mon compte ! Et vous me donnerez un certificat pour les quinze ans que j’ai travaillé chez vous ; vous m’entendez ? Un certificat bon ou mauvais ! Je veux voir ce qu’un patriote comme vous peut dire contre un aristocrate comme moi. »

En même temps il sortit, emportant sa veste, dont il passa les manches dehors, en entrant chez les Rigaud.

Maître Jean était bouleversé.

« Mauvais gueux, » dit-il.

Et quelques instants après il me demanda :

« Qu’est-ce que tu penses d’un animal pareil ?