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Histoire d’un paysan.

agréables, qu’un pauvre curé de campagne ne peut jamais avoir. C’est de là que nous sont venus les de Rohan, les Dubois et tous ces êtres qui seront l’opprobre éternel de notre religion. Est-ce que le peuple les aurait choisis ? Non ! il les aurait jetés dehors comme du fumier, car tout honnête homme, en les voyant, se voilait la face. Eh bien ! quand la constitution déclare que ces impudiques ne seront plus rien à l’avenir dans les grâces, que le pauvre peuple fera tout selon ses besoins, ils sentent que leur règne est fini, que leur temps est passé, si cette bonne loi s’affermit. Et si les pauvres curés qu’ils méprisaient tant restent à la tête de leurs troupeaux, s’ils prêchent la paix, l’ordre, la soumission aux lois faites par les députés de la nation, comme c’est leur devoir, cette bonne constitution s’affermira. Les curés seront forts, honorés et respectés ; ils feront régner l’Évangile. Si des gueux se présentent pour troubler le pays, ils seront là les premiers à se dévouer, à donner l’exemple du courage contre l’esprit du mal ; et la révolution glorieuse, annoncée par le Sauveur, s’accomplira paisiblement et pour toujours. Voilà ce qu’ils ne veulent pas !… Ils veulent le trouble, ils veulent exciter la guerre entre nous ; et pendant que les frères seront à se battre contre les frères, pendant que tout sera désuni, bouleversé… alors ceux de Coblentz, de Worms et d’ailleurs arriveront à la tête des Prussiens, des Autrichiens et des Russes, nous remettre sous le joug et rétablir leurs priviléges, sur les ruines de l’Évangile et les droits de l’homme ! C’est tout ce qu’ils veulent ; ils appellent cela de la politique. Mais est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait de la politique ? Est-ce que, s’il avait eu de la politique, il se serait fait crucifier pour le salut des malheureux ? Est-ce que lui, le descendant de David, ne se serait pas mis avec les rois contre les peuples ? Est-ce qu’il n’aurait pas écouté le démon de l’orgueil, au haut de la montagne, lorsqu’il lui disait : ‹ Regarde ce pays, ces villages, ces fleuves et ces montagnes, tout est à toi si tu t’inclines devant ma face ! › Croyez-vous que de Rohan et les autres à sa place ne se seraient pas prosternés bien vite la face contre terre ? Mais Notre-Seigneur n’avait pas de politique ; et moi, pauvre curé de village, c’est lui que j’écoute, C’est lui que je prends pour modèle, et non ces évêques orgueilleux qui vivaient comme des païens ! Oui, j’obéirai toujours à l’Évangile, et je ne pactiserai jamais avec l’étranger ! »

Il se tut un instant, tout pâle ; son frère, le grand Matern, de la Houpe, lui tendit la main en disant :

« Tu as bien raison, Christophe, nous serons

toujours avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, contre ce cardinal de Rohan. Je l’ai vu… nous l’avons vu avec sa femme, la femme d’un autre. Quelle abomination ! »

Et tous les montagnards se signèrent, pendant que je frémissais en moi-même et que maître Jean s’écriait :

« Oui, nous en avons vu des scandales !… Si le peuple est encore religieux, ce n’est pas la faute de ces malheureux. Et s’ils pensent qu’après tout cela leurs commandements seront pour nous des paroles d’Évangile, ils se trompent.

— Sans doute, dit le curé Christophe, ils ont perdu notre respect ; mais, je vous en préviens, bientôt ils calomnieront les pauvres curés qui se seront soumis aux lois de leur pays en prêtant le serment ; ils les représenteront comme des renégats. Nous aurons beaucoup à souffrir ; mais quand tout m’abandonnerait, père, mère, frères et sœurs, et mes amis, et tout le monde, pourvu que ma conscience soit tranquille et que je marche avec mon Dieu, le reste m’est égal !… Tout ce que je souhaite, c’est que, avec leur politique de trouble et de guerre civile, ces hommes ne causent pas la perte de notre roi, de notre malheureuse reine et de ceux qui les entourent. Une fois le peuple lâché, le débordement dépasse tout ce qu’on peut se figurer d’avance ; et si beaucoup de sang est répandu, ce sera leur faute, car en défendant aux curés de prêter serment, ils les rendent suspects à la nation, il les éloignent de leur troupeau, ils habituent les âmes honnêtes à considérer la religion comme l’ennemie la plus redoutable de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de tous les grands principes chrétiens proclamés par la nouvelle constitution… Dieu sait ce qui peut arriver dans le trouble ! »

Ainsi parla ce brave homme. Et, deux ans après, en 93, lorsque je voyais passer les charrettes de la guillotine, pleines de femmes, de vieillards, de prêtres, de bourgeois, d’ouvriers, de paysans, combien de fois je me suis écrié en moi-même :

« Voilà la politique des évêques et des émigrés qui passe ! »

Le cardinal de Rohan, le comte d’Artois et leurs amis étaient alors de l’autre côté du Rhin, et nos seigneurs les évêques expliquaient l’Apocalypse à Constance ; ils regardaient de loin et ne venaient jamais en Vendée et dans le Midi, où les prêtres réfractaires marchaient courageusement à la tête des paysans révoltés ! Ils devaient penser : « Que ces hommes sont bêtes de se faire massacrer pour des gaillards de notre espèce ! » Et c’était vrai, les malheureux