Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150
Histoire d’un paysan.

amateurs des biens de la terre. Après avoir regagné les biens de la terre, les gens religieux devaient les rendre aux évêques et se contenter de leur bénédiction.

Voilà le fond de l’histoire, vous allez reconnaître cela vous-mêmes.

Sur la fin du mois de novembre 1790, quelques jours avant les neiges, on fut bien étonné de revoir au pays des personnes que l’on croyait émigrées : le P. Gaspard, de Phalshourg, le grand écolâtre Rôos, et bien d’autres qu’on disait à Trèves depuis six mois. En même temps les curés nommés par les seigneurs et les évêques allaient et venaient sur toutes les routes ; ils avaient des réunions à Neuviller, à Henridorff, à Saverne, etc. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelque chose se passait, on ne savait pas quoi ; mais les patriotes, et principalement les acquéreurs de biens du clergé, s’en inquiétaient beaucoup : on se disait :

« Ces gens-là reviennent de l’émigration, c’est dangereux ! »

Et tout à coup la nouvelle se répandit par les gazettes, qu’après de grandes batailles à l’Assemblée nationale, nos députés venaient de décréter que les prêtres prêteraient serment à la constitution.

Voici comment ces choses étaient arrivées : Les évêques, qui n’osaient plus réclamer contre la vente des biens ecclésiastiques, parce qu’on aurait vu clairement qu’ils ne songeaient qu’aux richesses de ce monde, avaient changé de batteries, en demandant que l’Assemblée reconnût la religion catholique, apostolique et romaine comme la religion de la France. Cela revenait à dire que nous avions deux rois : celui des corps à Paris, celui des âmes à Rome. Mais l’Assemblée avait refusé, disant que les âmes n’ont pas d’autre roi que Dieu, qui voit tout, qui sait tout, et qui n’a pas besoin de quelqu’un pour gouverner les âmes à sa place.

Alors ces malheureux avaient commis de si grandes insolences, que, pour les mettre à la raison, nos députés avaient décrété qu’à l’avenir les évêques et les curés seraient nommés par la nation, comme dans les temps des premiers apôtres.

Naturellement, les évêques s’étaient de plus en plus indignés. Le cardinal de Rohan, l’archevêque de Trèves et quantités d’autres dignitaires de l’Église avaient protesté contre le décret, en continuant de nommer leurs curés ; et c’est alors que le père gardien Gaspard, de Phalshbourg ; le père Barnabé, de Haguenau ; le père Janvier, de Molsheim ; le père Tibère, de Schlestadt ; le grand écolâtre Rôos, l’archiprêtre Holzer, d’Andelau ; Meuret, le recteur

de Benfeld ; enfin des centaines de moines étaient revenus de Trèves, de Coblentz, de Constance, et que l’inondation des petits livres avait recommencé tellement, qu’on aurait cru que les Apocalypse, les Lanterne magique nationale, les Passions de Louis XVI, les Réflexions de monsieur Burke sur la révolution française, tombaient des arbres comme les feuilles mortes en automne ! Tous ces mauvais petits livres disaient qu’il fallait refuser les impôts ; que nous étions gouvernés par des juifs et des protestants ; qu’il valait mieux obéir à un roi borné, qu’à douze cents brigands ; que les droits de l’homme étaient une véritable farce ; que les assignats allaient descendre à deux liards ; enfin tout ce qu’il était possible d’inventer pour désoler le pays.

En même temps les massacres recommençaient dans le midi ; de sorte que l’Assemblée nationale, voyant que la France risquait d’être bouleversée de fond en comble, si l’on ne prenait pas de nouvelles mesures, avaient décrété que les curés et les évêques prêteraient serment à la constitution, pensant les forcer ainsi de remplir enfin leurs devoirs, au lieu d’allumer la guerre civile chez nous.

Mais c’est alors qu’il fallut entendre crier les femmes ; c’est alors qu’il fallut reconnaître combien les gens étaient arriérés dans nos villages ! Je vois encore le père Bénédic arriver le matin aux Baraques, avec son âne, en gémissant comme si tout avait été perdu, et criant :

« Oui, maintenant on voit dans quel abîme nous sommes tombés ! On nous a tout pris, on nous a pillé nos biens, — les biens des pauvres, déposés depuis le commencement des siècles entre les mains de notre sainte Église !… Nous avons tout souffert… nous n’avons pas réclamé ; nous nous sommes seulement signés ; mais, à cette heure, c’est notre âme qu’on veut nous prendre, notre âme ! »

Et il sanglotait en répétant :

« Notre âme ! »

Dame Catherine, la mère Létumier, toutes les voisines accouraient, levaient les mains et gémissaient avec lui pour le consoler.

Ce même jour, le grand écolâtre, le père Janvier et d’autres capucins passèrent aux Baraques, en faisant les mêmes simagrées. Valentin en était dans la désolation ; il criait que le roi n’approuverait jamais ce serment, et qu’une légion d’anges descendrait du ciel pour empêcher les mauvais prêtres de le prêter. Tous les villages aux environs, Mittelbronn. Quatre-Vents, Biechelberg, pensaient comme lui, sans savoir pourquoi, mais parce que les capucins l’avaient dit !

Maître Jean lui-même paraissait abattu, ses