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Histoire d’un paysan.

la grande lumière blanche qui vous éblouit, et le froid vif qui vous donne la force de courir, de vous secouer, et de vous réchauffer en marchant sur la terre dure. Tout est brouillard : il coule sur les vitres, il vous entre jusque sous la peau, et la lumière est si grise qu’on se croirait à l’entrée de la nuit, en plein midi. L’été, on étouffe de poussière et de mauvaises odeurs.

« Ce que je vous dis est la pure vérité. Sans le courage qu’il faut avoir pour défendre et soutenir ses droits, on ne pourrait pas vivre dans une ville pareille, au moins moi ! Le père, lui, ne fait attention qu’aux décrets de l’Assemblée, aux motions, aux discours des clubs et aux articles des gazettes. Il se soucie d’une maison autant que d’une autre, de la neige que de la pluie ou du soleil, et trouve tout bien, pourvu que les affaires marchent à la Constituante et aux Jacobins. Aussi, depuis que nous sommes à Paris, c’est moi qui fais tout à la maison, qui paye tout, qui touche l’argent, qui vais au marché, qui raccommode, qui donne à laver, qui compte ; et, quand je lui parle de cela, il me dit :

« ‹ C’est bon… c’est bon !… Je n’ai pas le temps de penser à tout… Tu me diras cela plus tard… Ce soir nous avons réunion ; il faut que je voie les gazettes, que je pense à l’institution du jury, ou bien à la création des assignats-monnaie ; laisse-moi, Marguerite. › Et je vois à sa figure qu’il ne faut plus rien lui dire, car lorsque les choses ne vont pas à ses idées dans l’Assemblée, il se fâche et pourrait se rendre malade de colère.

« Mais les jours où tout va bien, il me conduit au théâtre, ou bien au club des Jacobins, à l’Assemblée nationale, dans les tribunes. Je suis forcée de bien me mettre, avec ma petite cornette à barbe de mousseline, et la cocarde nationale sur l’oreille ; il me mène à son bras et me présente aux patriotes, en disant : ‹ Voici ma fille. › Je connais tous les patriotes : M. Danton, M. Camille Desmoulins, M. Fréron, M. Robespierre, M. Antoine (de Metz), tous !… mais ces choses viendront plus tard. J’en reviens à mon ménage ; pour dame Catherine et Nicole, c’est le premier chapitre, et je ne veux rien oublier, puisque nous y sommes.

« D’abord pour le logement, nous avons deux petites chambres, une petite salle à manger et une cuisine grande de trois pas. La salle à manger et la chambre à coucher de mon père donnent sur la rue ; la cuisine et ma chambre à moi sont derrière, sur une cour où Je n’ose presque pas regarder, même à travers les vitres, parce que je crois toujours y tomber la tête en avant, et qu’elle est grise, pleine de

fenêtres au-dessous, et profonde comme un puits. Eh bien ! savez-vous combien cela nous coûte ? Soixante livres par mois ; dix fois plus que nous ne pourrions louer notre maison aux Baraques. Je sais bien que dame Catherine et Nicole vont lever les deux mains en criant : ‹ Est-ce possible ? › Mais c’est comme cela. Si mon père n’était pas député, nous pourrions avoir un plus petit logement sous le toit, pour vingt ou trente francs ; mais un député du tiers reçoit la visite d’une foule de monde, il doit être bien logé ; ce ne serait pas bien de faire des économies sur ce qu’on reçoit de la nation pour la représenter ; ce n’est pas une place qu’on a, c’est un devoir que les électeurs vous donnent, et qui ne doit pas vous enrichir.

« Mais voilà toujours soixante livres pour commencer. Maintenant vous allez voir le reste.

« Le matin je me lève à six heures, parce que le père est forcé de partir à huit heures et demie au plus tard, pour aller à l’Assemblée nationale, et que le déjeuner doit être prêt avant. Je m’habille, je prends mon panier sous le bras, et je vais au marché des Innocents, au bout de notre rue, C’est un ancien cimetière encombré de vieilles baraques moisies, avec une haute fontaine très-jolie au milieu, et quelques tombes autour, derrière des palissades. Lorsque les ménagères arrivent, entre huit et neuf heures, on ne s’entend plus, car alors les paysans finissent de vendre ce qu’ils ont apporté ; les revendeuses, qu’on appelle les dames de la halle, viennent reprendre leurs baraques louées ; il faut que les autres détalent vite, qu’ils cèdent à bas prix ce qui leur reste ; on se bouscule, et ce sont des cris bien autres que sur la grande foire de Saverne.

« Moi, j’achète toujours d’une vieille grand’mère en capuchon piqué, le menton garni d’une petite barbe grise, une bien bonne femme, qui m’appelle ‹ la petite patriote, › et qui me garde une tête de chou, quelques carottes et un navet pour mon pot-au-feu. Tu penses bien, Michel, qu’il me faut souvent autre chose, un poisson, une volaille, des œufs, du beurre ; et puis il faut encore passer à la boucherie. Ah ! que cela coûte, et qu’on a besoin d’être sur ses gardes, pour ne pas acheter trop cher ! Par exemple, le beurre de Chartres est à seize sous. celui de Lonjumeau à vingt-cinq sous, celui de Gournay à trente et quatre deniers, celui d’Isigny à trente-deux sous, et tous se ressemblent ; si l’on allait prendre l’un pour l’autre, on serait bien trompé pourtant ! Mais tout de suite, dans les premiers jours, je me suis mise au courant, et je pourrais vous

dire le prix de tout : du fromage qui se vend