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Histoire d’un paysan.

Mais c’est égal, tu m’écouteras, mon bon Michel, et je vais me figurer que nous sommes à causer ensemble, derrière le grand fourneau des Trois-Pigeons.

« Et d’abord, vous saurez que nous logeons au Cinquième d’une maison aussi haute que la grande tour du Haut-Bar ; et que même au-dessus de nous loge encore une famille de cordonniers, avec les fenêtres dans le toit, en forme de tabatière ; ils ne font que rouler, aller, venir et trébucher, avec leurs trois enfants. Tous les étages sont garnis de la même manière : l’un tisse, l’autre coud, l’autre racle de la musique, l’autre arrange les affaires des particuliers ; il a sur sa porte un écriteau : Maître Jacques Pichaud, huissier au Châtelet. Un escalier descend en vrille du haut en bas, tout glissant et sombre ; et tous ces gens vivent ensemble sans se connaître, sans s’inquiéter les uns des autres, ni même se regarder, ou se dire bonjour en passant. Toutes les maisons de Paris sont comme cela ! En bas, dans la rue, les boutiques, les ateliers, les magasins se suivent avec leurs enseignes à perte de vue : cordonniers, épiciers, ferblantiers, fruitiers, etc.

« Les rues sont grises, pleines de boue noire ; et les voitures : coucous, soufflets, landaus, berlines, carrosses, charrettes, les unes rondes, les autres carrées, ou longues, avec des tas d’ordures dessus, ou de grands laquais debout derrière, roulent du matin au soir comme un torrent, au milieu des cris d’une foule d’ambulants, qui regardent en l’air pour voir si la pratique ne leur fait pas signe de monter : ce sont des marchands d’eau, de vieux habits, de légumes, avec de petites charrettes à bras qu’ils poussent ; des vendeurs de jouets d’enfant et de tout ce qu’il est possible d’inventer pour tirer votre argent. Ici tout se vend et tout se crie ; des gazetiers, avec leurs paquets sous le bras, montent dans les maisons, entrent dans les cafés, et vous arrêtent au coin des rues, — couverts d’affiches de toutes les couleurs, — en vous mettant leur journal sous le nez.

« Vous entendez cela comme un grand bruit qui bourdonne sur toute la ville, depuis le petit jour et même avant, jusqu’à minuit, une et deux heures du matin, à trois cela recommence. Entre deux et trois heures, en écoutant bien dans la nuit, vous avez un instant de silence, à moins que la voiture d’un à médecin ne passe, ou que la patrouille ne ramasse un ivrogne dans votre rue. Oui, vous avez un peu de silence, mais il ne faut pas croire que ce soit le coq qui vous réveille, ou le chien du voisin Rigaud, comme aux Baraques ; ce sont

les charrettes des paysans qui vont au marché voisin, quelquefois le cri de leur âne qui se met à braire, ou les clochettes de leurs chevaux. Tous ces gens arrivent de deux ou trois lieues autour de Paris, les hommes avec leur voiture et les femmes assises sur leur bourrique, au milieu des paniers de légumes, d’œufs, de beurre et d’autres provisions. Il fait encore sombre, et vous les entendez déjà, les fouets claquent ; les hommes enroués crient : « Hue ! » et cela ne fait qu’augmenter, jusqu’au grand bruit qui dure toute la journée.

« Et maintenant, vous n’avez encore qu’une petite idée de ce grand mouvement de Paris ! Il faut penser que dans cette ville, où vivent plus de sept cent mille gens de toute espèce, depuis les plus riches jusqu’aux plus misérables, il en vient encore par jour près de cent mille de toute la France et des environs, pour remplir leurs halles, leurs marchés, leurs boutiques et leurs caves. Voilà pourquoi les famines sont terribles ici, lorsque cela se ralentit seulement quelques jours : ceux qui n’avaient que leur pain, un peu de bois, un peu d’huile et de vin, n’ont plus rien du tout ; et la misère alors est tellement grande, que, même dans les plus rudes hivers de chez nous, on ne peut pas se la figurer ; les gens au-dessus de votre tête, sans que vous le sachiez seulement, hommes, femmes et enfants, sont en train de grelotter et de mourir. Ils ne se plaignent pas, car dans cette grande ville on ne se connaît pas, et les plus pauvres sont quelquefois les plus fiers.

« Mais j’aime mieux ne pas te parler de cela, mon bon Michel ; nous savons aussi ce que c’est d’être pauvre, de souffrir et de travailler ; et quand on ne peut pas venir en aide aux malheureux, cela vous fait trop de peine.

« Tu vois maintenant le gros d’une ville comme Paris. Vous pouvez marcher des heures à droite et à gauche, de tous les côtés, et c’est toujours la même chose : toujours les mêmes maisons grises, les mêmes rues sales, un peu plus larges, un peu plus étroites, voilà tout ; les mêmes files de boutiques ; les mêmes voitures et les mêmes ambulants qui crient. Vous rencontrez seulement de loin en loin une place plus large, avec une fontaine où les femmes et les marchands d’eau fourmillent ; ou bien une grande bâtisse comme celle du cardinal de Rohan, à Saverne ; ou bien un pont, un marché, un théâtre, et tout a l’air misérable. Les jours d’hiver on est dans la boue jusqu’aux chevilles ; la neige fond d’une minute à l’autre, le brouillard couvre tout, la tristesse vous gagne jusqu’au coin du feu. Ce n’est pas comme chez

nous, la belle neige sur les haies et les bois,